Regard sur le film « Theeb » de Naji Abu Nowar

Ce film jordanien, en langue arabe, est daté de 2014 mais on vient seulement (novembre 2016) de le voir en France, alors même que dans l’intervalle il a obtenu un prix de réalisation à Venise, ce qui est évidemment très encourageant pour Naji Abu Nowar dont c’est le premier film. D’autant plus qu’il a eu le courage d’utiliser des acteurs non professionnels et qu’à cet égard le film est une réussite. Mais il l’est de plusieurs autres façons, autant de raisons pour lesquelles il mérite d’être signalé et soutenu.
L’action se passe en 1916, dans une région désertique du Hijaz qui était alors une province ottomane, et de fait sous la « protection » des Anglais, en pleine première guerre mondiale. Il est évident que pour tout public, et pas seulement pour les cinéphiles avertis, ce contexte géographique, historique et politique renvoie au célèbre film de l’Anglais David Lean, Lawrence d’Arabie (1962), dont le rôle-titre est incarné brillamment par l’acteur Peter O’ Toole. Le moment est le même et les lieux aussi, ou presque, alors même qu’une partie seulement du film de David Lean a été tournée dans le Wadi Rum en Jordanie, qui est au contraire constamment présent dans celui de Naji Abu Nowar. S’il s’agissait de comparer les deux films (il est évident que le réalisateur jordanien avait constamment à l’esprit celui de son illustre prédécesseur), ce serait évidemment la première des différences à dénombrer, mais le propos même est non avenu, tant la disproportion des moyens est considérable, de même que celle des ambitions respectives des réalisateurs. Comme résultat de cette tentative de rapprochement on pourrait garder du moins l’idée que le Jordanien, sans tapage ni polémique, signifie sa volonté de recentrer le film autrement, sur la vie des Bédouins eux-mêmes ou leur chance de survie, et non sur la politique des Anglais, fût-elle pro-arabe et anti-ottomane, comme ce fut le cas pour Lawrence d’Arabie. Et si l’on veut comprendre à quel point les deux auteurs sont éloignés l’un de l’autre sur la question des Bédouins, que l’on pense au portrait certes haut en couleurs et éminemment pittoresque incarné par Anthony Quinn dans le film de David Lean : inoubliable certes mais impossible à prendre au sérieux—en tout cas montré du seul point des Anglais en général et de Lawrence lui-même.
A propos d’Anglais il y en a un dans le film de Naji Abu Nowar, qui joue un rôle important puisque c’est à sa demande que le grand frère de Theeb et Theeb lui-même vont se trouver embarqués dans une aventure périlleuse où le grand frère Hussein et l’Anglais lui-même vont perdre la vie. Theeb est en fait le seul survivant de toute cette histoire qu’il vit à l’âge de 10 ou 11 ans et qui aura pour lui le rôle d’une épreuve initiatique particulièrement difficile à traverser avant son entrée dans la vie adulte. L’Anglais exerce sur Theeb une fascination, sans doute par sa blondeur et plus encore par un certain nombre d’objets en sa possession, très mystérieux pour l’enfant bédouin (comme l’enfant d’éléphant de Rudyard Kipling, celui-là aussi est dévoré d’une insatiable curiosité !). Mais cet Anglais est fort peu sympathique, c’est le moins qu’on puisse dire, car s’il est vrai que sa mort est déplorable, il entraîne sans vergogne tout ceux dont il a besoin à mourir aussi, faisant preuve d’un égoïsme insensible et brutal.
Les Bédouins qui sont ainsi sacrifiés font preuve d’un sens de l’honneur qui n’est jamais évoqué explicitement mais qui leur interdit de reculer ou de refuser leur engagement dans une aventure même s’ils la savent insensée et mortifère. De ce courage, on peut dire qu’il est dangereux mais il est aussi ce qui maintient leur groupe en dépit des difficultés évidentes de sa survie.
Le film Theeb porte un deuxième titre ou un sous-titre qui est « Naissance d’un chef » et c’est donc le héros éponyme, Theeb lui-même qui deviendra un jour le chef du groupe tribal qu’on a vu au début du film avant le départ pour la terrible aventure dans les gorges du Wadi Rum. Vrai ou faux, on peut même supposer que ce garçon est devenu plus tard le grand-père du réalisateur qui lui rend ainsi hommage. En tout cas, ce n’est pas un hasard si le film est très précisément daté, et pas seulement pour évoquer la présence des Anglais dans le désert arabe pendant la première guerre mondiale. L’un des personnages principaux du film, dont il est beaucoup question avant qu’on ne le voie finalement apparaître, n’est autre que le train. Le bandit avec lequel Theeb a dû faire un bout de chemin lui a expliqué de manière assez bouleversante que s’il est devenu ce qu’il est, c’est qu’il a perdu toute possibilité de vivre en tant que guide pour des caravanes de pélerins, du fait que celles-ci désormais ont recours à la commodité du train. Celui-ci contribue donc sinon à la disparition du moins à une modification grave du mode de vie millénaire et néanmoins fragile des Bédouins. En 1916, cette modification est déjà en œuvre, même si elle est loin d’être le seul danger qui pèse sur ces groupes humains. Une quinzaine d’années auparavant, Isabelle Eberhardt a déjà montré ce qu’il en était dans le sud algérien où certains groupes issus de tribus démantelées se sont trouvés voués à une extinction rapide et littéralement à mourir de faim. Et l’on verra ainsi se succéder au cours des décennies, jusqu’à l’époque actuelle, toutes les raisons qui obligent les Bédouins à s’exiler de leur pays. Le miracle est qu’ils sont suffisamment attachés à leur culture au sens large pour que nous en trouvions des traces et même davantage.
A la fin de Theeb, on comprend que le jeune garçon va retourner auprès des siens et le moins qu’on puisse dire est que l’épreuve subie l’aura considérablement aguerri. Mais à travers l’épreuve, ce qui a été déterminant est le souvenir du grand frère Hussein, de tout ce que celui-ci lui a appris et transmis, jusqu’au dernier moment, sachant qu’il allait mourir. Cette transmission est non seulement émouvante voire bouleversante, elle est aussi enthousiasmante, comme affirmation d’un espoir malgré tout.

Denise BRAHIMI

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