« L’orchestre des aveugles », film marocain de Mohamed Mouftakir

L’orchestre des aveugles, film marocain de Mohamed Mouftakir (Avalanche productions, Chama films, 2014)

Grâce à l’Institut Lumière, providence des cinéphiles lyonnais, les salles d’art et d’essai qui lui sont rattachées offrent parfois, souvent, des films difficiles à voir alors même qu’ils ont une valeur et d’un intérêt remarquables, évidents au premier regard. C’est le cas du film marocain « L’orchestre des aveugles » qu’on doit à la persévérance de quelques personnes bien informées qui nous l’ont donné à voir. Achevé en 2014, il a été consacré en juillet 2015) par les Journées cinématographiques de Carthage où il a reçu le Tanit d’or. Le réalisateur s’est expliqué dans plusieurs entretiens sur les rapports très personnels qu’il entretient avec son film et sur ses intentions d’auteur, dont il dit d’emblée qu’elles ne sont nullement de provoquer un scandale —ce qu’on ne peut manquer d’entendre comme une référence au film de son compatriote Nabil Ayouch, Much Loved (2015), paru à peu près au même moment et dont la bande annonce ne cache pas sa volonté de dénoncer la violence de la société marocaine.

De L’orchestre des aveugles on a parlé, trop sommairement, comme d’un film revenant sur la vie au Maroc (à Casablanca) à l’époque d’Hassan II et sur la répression politique qui s’est mise en place dès le début des années 1970 : la vague d’arrestation dont on voit un aspect dans le film serait liée à la tentative de coup d’état de Skhirat qui a eu lieu en juillet 1971. La richesse foisonnante de ce film permet de le lire de cette manière mais encore bien autrement. Car c’est d’abord et avant tout un film autobiographique, centré sur la relation d’un fils, le futur réalisateur, à son père, le grand violoniste Houcine Mouftakir mort prématurément à l’âge de 39 ans (et joué dans le film par le grand acteur Younès Mégri, lui-même connu comme musicien) . Cette relation père/fils est d’une grande complexité car le père a commis bien des erreurs, sinon des fautes graves, que le fils a mis sans doute longtemps à comprendre et à accepter (le mot pardonner a des consonances trop chrétiennes pour être utilisé ici bien que le film soit aussi peu « musulman » que possible, sans doute parce que la question religieuse était beaucoup moins prégnante à cette époque qu’à la nôtre).

La relation père/fils et la situation politique du Maroc à l’époque d’Hassan II peuvent être considérées comme les deux axes principaux du film. C’est une question de savoir si le réalisateur a voulu montrer une évolution de la seconde dans le sens d’un durcissement de la répression ou si en fait celle-ci était déjà bien en place dès le début des années 70. Mais comme toutes les situations et les événements sont vus à travers le regard d’un enfant, Mimou (joué par l’admirable Ilyas Eljihani qui est la révélation du film), on peut supposer que celui-ci met longtemps à comprendre ce que le spectateur, de ce fait, ne comprendra lui aussi que progressivement. Le choc se produit au moment où le jeune oncle de Mimou, animé de croyances marxistes et d’un idéal révolutionnaire, est arrêté par la police et disparaît du film où il jouait pourtant le rôle important d’intermédiaire entre le monde des adultes et l’enfant.

Si tels sont les axes principaux du film, sa riche matière concrète et vivante est un tableau en acte de la vie de l’époque au sein d’une famille marocaine, famille au sens large comportant oncles, tantes, épouses maîtresses etc . Le groupe est d’autant plus important qu’il constitue avec tous ses membres l’orchestre dont il est question dans le titre du film. C’est de ce métier qu’ils vivent tous, sans être riches mais sans connaître la misère, en se produisant principalement dans les mariages qui ne peuvent se concevoir sans musique. Se trouvent intégrées au groupe familial (avec des nuances subtiles) des femmes qu’on appelle « Chikhat », chanteuses, danseuses et prostituées occasionnelles, dont l’une joue un rôle dans l’éducation sexuelle du jeune héros du film qui pendant tout le temps que dure l’action est supposé avoir environ dix ans.

Pour ce qui est du mot « aveugle » également présent dans le titre, il renvoie à une sorte de supercherie qui semble avoir été (ou être ?) d’usage assez courant, les musiciens étant supposés être aveugles pour pouvoir exercer sans problème parmi les femmes des maisons où on les invite à se produire. Mais comme on le comprend très vite, il s’agit aussi de cécité au sens figuré, l’impression générale étant que, dans ce Maroc-là, les gens ont décidé de ne pas voir plus loin que le bout de leur nez et de se leurrer eux-mêmes, ou les uns les autres.

Le mensonge est en effet la caractéristique du petit groupe social que l’on voit vivre et dont on peut supposer qu’il est à l’image du Maroc tout entier. Le fils ment à son père en trafiquant ses résultats scolaires, le père cache l’existence de sa maîtresse (une chikha) qu’il laisse partir lâchement le jour où sa femme découvre la vérité, l’un des proches de Houcine qui est policier se livre à une flagornerie éhontée en faisant l’éloge du Roi, bref il apparaît clairement qu’il est impossible de vivre dans ce pays et à ce moment-là en respectant la moindre exigence de vérité. Système frauduleux, qui ne fait jamais l’objet d’un discours idéologique de dénonciation de la part du réalisateur mais dont on ressent l’impact néfaste à travers les yeux immensément ouverts et mystérieusement transparents de l’enfant. Lui voit tout et ne dit rien, mais c’est de tout ce qu’il garde en lui pour l’avoir vu dans son enfance que naît le film auquel nous assistons.

Il nous appartient, à nous spectateurs d’aujourd’hui, d’imaginer ce qu’il ressentait en tant qu’enfant. Le temps qui s’est écoulé entre les deux moments est une dimension essentielle du film, il faudrait peut-être dire qu’il en est la troisième dimension, les deux autres étant constituées par la peinture d’un milieu social et par l’évocation d’un climat politique inoubliable même si le père, avec une naïveté pathétique, demande à son fils d’exclure à tout jamais la politique de sa vie !

Ce film prouve, s’il en était besoin, que le meilleur du cinéma est celui qui plonge au plus profond dans la sensibilité d’un réalisateur telle qu’elle s’est formée dans ses premiers contacts avec le monde et telle qu’elle l’habitera tout au long de sa vie.

Denise BRAHIMI

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