Point de vue de Paule Bobillon sur le livre « L’effacement » de Samir Toumi

l_effacementSamir Toumi, L’effacement, Barzakh, 2016

« L’effacement » est le deuxième roman, plutôt d’ailleurs une grande nouvelle, de Samir Toumi.

Imaginons, comme les enfants… Si c’était … Si c’était un tableau de petit maître, ce serait un personnage du XVIe ou du XVIIe, sombre aux traits indistincts sur un fond noir où chatoieraient quelques rares couleurs vives… Si c’était une œuvre de plus grande envergure, ce serait un portrait de Giacometti gommé par un noir envahissant ou caché derrière un réseau de fils embrouillés ou un visage dévasté de Bacon ou l’abstraction à multiples couches truquées par leur surimpression d’un Gerhard Richter… Si c’était un morceau de musique, ce serait un ensemble de sons discordants, un temps raccordés puis définitivement dysharmoniques… Si c’était un autre roman ce serait « L’étranger »… Si c’était un mythe ce serait Sisyphe mais alors « imaginé malheureux »… Si c’était une pièce de théâtre, ce serait une tragédie ou bien un drame en trois actes où se déploie la triste histoire d’un homme effacé qui persiste dans son être comme à son insu, jusqu’au jour où disparait, on ne sait pourquoi ni comment, son reflet dans les miroirs. Le deuxième acte l’arrache à une furie maternelle calamiteuse pour le jeter dans un explosion de vie, de senteurs, de sensations où la satiété après un appétit faramineux le guérit momentanément du vide de son monde intérieur dévasté. Mais la vie retrouvée est comme un trop d’oxygène, traumatique et ne reste que le refuge dans la psychose auprès d’un père fantôme prothétique et mortifère. On ne dira pas, pour ne pas dévoiler, la chute astucieuse ce qu’il advient de son reflet.
Mais, s’il nous est permis une critique, on est tout d’abord irrité par le cliché de la disparition du reflet emprunté à toute une littérature précédente, contes et fantaisies vampiriques entre autres, puis on se prend au jeu et on tremble pour ce pauvre homme dont on pressent très vite la perte d’autant plus que Samir Toumi en rajoute au fil du récit et combine l’effacement du reflet avec l’évanouissement mémoriel intermittent livrant son personnage aux émergences inconscientes d’une rébellion violente et destructrice.
On est aussi surpris sinon agacé par la description d’une Algérie post indépendante corrompue, le héros évoluant dans la bourgeoisie ploutocratique des ex-moudjahidines du FLN, descriptif un peu convenu et même si réaliste, d’une simplification réductrice. Jusqu’à ce qu’on croit percevoir que la situation sociale ne vaut qu’à travers les perceptions du héros et fonctionne essentiellement comme métaphore de son monde intérieur où se réverbère toute une colonie d’êtres sans consistance et sans profondeur et de plus régie par la figure d’une mère… effacée… ou inaccessible et d’un père grand-guignolesque.
Le thème du reflet disparu est traité d’un point de vue essentiellement psychologique conférant au roman son originalité et le caractère d’un véritable cas clinique.
Dans Blanche Neige, le miroir est celui qui parle à la marâtre (tiens, revoilà la figure de la mauvaise mère !…). Il est pourvoyeur d’identité… Oui, tu es la plus belle… Non Blanche Neige est plus belle que toi… Le contre-Oedipe féminin flamboyant dans le conte est de couverture peut-être ou à tous le moins secondaire. Le plus ténu et le plus énigmatique est bien cette question de l’identité dévoilée par le truchement du reflet. Comme dans l’effacement où la question de l’œdipe masculin compliqué par la diffraction de la figure maternelle, la mère, Malika, Houaria et la stature écrasante du père héros, saute trop aux yeux pour ne pas dissimuler le vrai deus ex machina du reflet. L’œdipe est alors comme un déguisement inapte à dissimuler que l’empereur est tout nu. Il reste une forme inassumable sauf à prendre le visage de la folie faute de fondations narcissiques suffisantes.
Pour Lacan, quand l’enfant se voit dans le miroir pour la première fois, il jubile, tout à l’assomption, l’appropriation soudaine d’une forme qui l’intronise dans l’ordre de l’humain, donc le relie aux autres et dans la situation classique à la mère, qui rassemble des morceaux de corps en une unité rassurante et structurante et qu’il perçoit singulière et, d’où sa joie, comme lui appartenant… ça bouge en même temps que lui… ça émet les sons qu’il reconnaît etc… Mais et c’est là où je veux en venir, bien avant la glace de l’armoire, est un autre miroir, vivant celui là, les yeux de la mère où l’enfant au sein plonge son regard, fasciné. Et le visage de la mère lui renvoie ce qu’elle voit, un bébé heureux qui fait sa joie ou une chose que scotomisent sa haine ou sa dépression.
C’est bien cette aventure enfouie dans le passé précoce et qui aurait mal tourné qui est mise en scène dans L’effacement, l’art de Samir Toumi étant de ne rien dire sur l’enfance de son personnage mais de tout suggérer ou donner à imaginer, la mère déprimée et réduite … à ne refléter que le père, la maîtresse convoitée de ce même père qui laisse entrevoir ce qui aurait pu être et n’a pas été, la cougar oranaise vulgaire, effrayante et caricaturale. Faute de n’avoir probablement pas connu ce premier miroir, notre héros n’a pas d’identité. Le miroir n’a pas parlé ou pire lui a renvoyé l’image d’un vide dont l’effacement n’est que l’expression tardive. On ne saura pas d’ailleurs ce qui a fait éclore l’effacement sinon peut-être la mort du père qui était, bon an mal an, le dernier rempart contre l’inexistence.
Un temps, comme par hasard loin de sa famille, le personnage essaye de retrouver une identité, celle d’un amoureux de la vie mais ça ne tient pas. La vie, le soleil, l’amitié ou l’amour, la délicieuse calentica, tout ça est trop fort et doit être fui. Le vide intérieur est catastrophique mais il est connu et promet la sécurité due à l’habitude. Mais manque de chance d’avoir goûté à la vie fonctionne comme une sorte de vaccin à l’envers et désormais rien ne va plus. Le pire est alors sûr. Déjà dans les couleurs de la vie, à Oran où le héros s’est précipité dans des noces sauvages et heureuses, s’immisce l’idée d’une persécution, d’un complot contre lui, fantasme qui explosera littéralement au retour à Alger et entraînera le personnage dans l’annihilation. On imagine que ceux qui le persécutent, son psy en particulier, sont ceux qui essayent de lui redonner un contenu psychique et dont la perception qu’il a peut-être de ne pas en avoir, d’être vide est comme une gifle, la conscience vécue comme un camouflet de son infirmité psychique. Le psy ne s’acharnait-il pas à le faire s’exprimer, s’approprier son histoire ? Comme son collègue de travail d’ailleurs même avec toute sa maladresse.
Alors il en appelle au père mais à un père anti effacement comme cela apparaît à la fin, pas à un père qui le relierait aux autres, en particulier aux femmes. Il essaye désespérément de susciter un père qui corrigerait—on ne sait comment-—l’opacité du miroir premier, la défaillance supposée maternelle. Le père, en lui même défaillant ou perçu comme tel mais vivant, n’a pu le mettre au monde masculin, l’arracher à une soumission féminine à l’instar de celle de sa mère. Comme spectre et donc reconstruit sur un mode délirant le père le protège désormais de tous mais pas du pire sur fond d’anorexie et d’autisme.
Enfin et pour en revenir à l’algérianité du roman, la déconfiture de la société algéroise postindépendance, si elle apparaît bien comme métaphore de la vie psychique particulière du héros, n’en est pas moins, apparemment, la seule possible. Ainsi se dégage la dimension tragique et universelle de cette histoire, singulière et à la fois déterminée historiquement et socialement. Le héros de Samir Toumi devient un paradigme, le fils perdu de l’Algérie post coloniale en quête de son identité malmenée.

Paule BOBILLON

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