Réédition de la thèse d’André Nouschi

Extraits de la préface de Gilbert Meynier à la thèse d’André Nouschi,  Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale, Saint Denis,Bouchène, février 2013, LXVI-700 p. réédition, revue et corrigée)

 

 Mise en page 1

Il y a longtemps que nous réclamions de véritables études d’histoire sociale sur l’Algérie.
Pareils travaux exigent une longue période d’initiation, et les archives sont dispersées.
M.André Nouschi était bien armé pour affronter ces difficultés : il est du pays, il sait l’arabe et il n’a aucun préjugé.
La thèse de Nouschi est vraiment la « somme » de ce que nous pouvons savoir de l’histoire sociale de l’Est algérien, histoire fondée pour la première fois, et très solidement, sur l’analyse du mouvement économique, la répartition de la propriété, la capacité d’achat des travailleurs.
Il faudra effectuer des travaux analogues sur l’Algérois et l’Oranie. Aucun ne pourra se passer de cette enquête austère, ardue, mais richement documentée et d’une parfaite liberté d’esprit.
MARCEL EMERIT, 1962
L’Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises d’André Nouschi reste une
oeuvre incontournable sur l’histoire de l’Algérie coloniale ; elle propose une réflexion, elle incite à la
réflexion selon des vues qui, malgré les inévitables évolutions épistémologiques, ne sont pas périmées
et ne peuvent l’être. Elle doit être connue de tous ceux qui veulent connaître ce passé d’échanges, traumatique mais partagé d’une rive à l’autre de la Méditerranée, par les Algériens, par les Français, de
France ou originaires d’Algérie, par les métis de l’identité, par les férus d’histoire, par les citoyens d’aujourd’hui de la vivante humanité.

GILBERT MEYNIER, 2012
1 volume 16×24 cm. 768 pages. 45 €
editions Bouchene
113-115 rue Danielle Casanova 93200 Saint-Denis
www.bouchene.com. edbouchene@wanadoo.fr

 

…]     Un itinéraire de vie

L’évocation de l’itinéraire d’A. Nouschi est éclairant qui explique pourquoi il a conçu et réalisé sa thèse, en corrélations avec sa vie algérienne, son ressenti, ses convictions et son engagement. Il est issu d’une famille juive du Maghreb : les ancêtres de sa mère, originaires d’al-Andalus via le Maroc, sont venus en Algérie au XVIe siècle ; ceux de son père, Judéo-Italiens originaires de Livourne,  s’y sont installés en 1736. A. Nouschi a grandi dans une famille dont la mère était  « femme au foyer » et le père huissier de justice, successivement à Aïn Bessem, non loin de Bouira, à une centaine de Km au sud-est d’Alger (1923-1928), puis à Aïn El Arba, dans la plaine de la Mleta, sur la bordure méridionale de la grande sabkha d’Oran (1928-1935) ;  enfin, de 1935 à 1957, à Alger où il a présidé la chambre départementale des huissiers – la famille quitta l’Algérie en 1962. A. Nouschi était l’aîné de cinq garçons, nés entre 1922 et 1931 – le troisième étant mort à Aïn Bessem, à l’âge d’un an.

 

Il suivit son père dans ses pérégrinations professionnelles. Particulièrement marquantes, on le verra, furent les images de la misère algérienne qu’il découvrit près d’Aïn el Arba, qui gravèrent dans son esprit un réflexe de révolte contre l’injustice. Il fut reçu en 1934 au concours des bourses 1ère série, lui donnant droit à une bourse en cas de pépin familial – il avait été recalé à l’oral en 1933 pour avoir confondu Catherine et Marie de Médicis… Il fut reçu dans les premiers au certificat d’études primaires, puis il suivit un cursus secondaire plutôt brillant, entamé en 6e au lycée Lamoricière[1]1 d’Oran, et qu’il acheva en 1941 à Alger au lycée Bugeaud1[2]. Il y fut admis en hypokhâgne pour l’année 1941-42. Mais, mobilisé en décembre 1942, il ne retourna au pays natal qu’en septembre 1945.

Il réussit en un temps record à obtenir la licence d’histoire, d’abord à l’université d’Alger, puis à la Sorbonne où il réussit le certificat de géographie pour historiens en octobre 1946. Après un échec à l’agrégation d’histoire en juin 1947, il y fut reçu un an plus tard. Nommé professeur d’histoire à Oran au lycée Lamoricière, il demanda sur les conseils de médecins, en raison des troubles pulmonaires dont souffrait son épouse Janine1[3], sa mutation pour Constantine – à 650 m. d’altitude. Il y enseigna au lycée d’Aumale (aujourd’hui Redha Houhou) de 1949 à 1955, via un séjour d’un an (1951-1952) au lycée de Metz où il rejoignit Janine qui y avait passé une partie de son enfance. Alors qu’il avait entrepris sa thèse sous la direction de Charles-André Julien, il obtint pour l’année 1955-1956, aux fins de se rapprocher de bibliothèques approvisionnées et des archives du Gouvernement général, une mutation au lycée Émile-Félix Gautier1[4], en bas de la rue Michelet/Didouche Mourad, au cœur d’Alger, à deux pas de l’université. Ayant réussi à obtenir un détachement au CNRS pour parfaire sa recherche, il partagea deux ans durant (1956-1958) son temps entre Alger et les bords de la Seine avant de demeurer en 1958-1959 à Paris – il soutint à la Sorbonne, non sans brio, sa (ses)  thèse(s)1[5] en mars 1959.                                                                                                                     (pp. V-VI)

[…]

La thèse d’André Nouschi et ses apports  […]

Que dire en épilogue, un demi-siècle après la première édition – la seule jusqu’à celle qu’offrent aujourd’hui au lecteur les éditions Bouchène – de la thèse d’André Nouschi ? André Nouschi pense, non sans quelque raison, que sa recherche a modifié du tout au tout la vision courante de la colonisation en Algérie. Elle permet de découvrir ce qui avait été occulté par les parlementaires, les responsables et les universitaires français. Comme si, subitement et au grand jour, surgit un personnage peu ou mal connu, voire inconnu : le paysan, le fellah qui représente la majorité écrasante de l’Algérie. Nouschi avait réussi son pari de 1950 : écrire l’histoire de l’économie et des fellahs sur une longue période à travers les multiples vicissitudes de l’histoire coloniale. C’était de fait une innovation majeure dans l’histoire de la colonisation en Algérie. L’a-t-on connu en dehors de la Sorbonne, ce nouveau regard ? Assurément, du moins dans les cercles de militance et de réflexion, et, il faut l’espérer, par ricochet, dans un public plus large. […]

Cette thèse est ardemment problématisée – parfois trop systématiquement pour tels recenseurs critiques –, dans la lignée de l’école des Annales. Rappelons que Lucien Febvre et Marc Bloch furent les maîtres fondateurs, en 1929,  de la revue Annales d’histoire économique et sociale88[6] ; et que cette École des Annales fut illustrée par Fernand Braudel, Pierre Goubert, Ernest Labrousse et Pierre Vilar – ces deux derniers furent les maître du grand historien algérien ottomaniste Lemnouar Merouche89[7], formé à la Zaytûna à Tunis, puis au Caire à l’université égyptienne de Gizeh, avec Mohammed Anis, l’historien de l’Égypte ottomane –, sans compter Robert Mandrou, Roger Chartier, Pierre Gourou, Georges Duby… Pour sûr, André Nouschi ne dépare pas à côté de ces noms. Indéniable est son constat de l’appauvrissement des paysans constantinois. Il fallait le faire dans les années cinquante du XXe siècle : soutenue en 1959, publiée en 1961, la thèse d’AN, vu le contexte d’alors, pointait comme une épine à contre-courant du politiquement correct colonial de tels universitaires patentés ; et aussi de la littérature pour grand public qui commençait à faire de l’histoire contemporaine de l’Algérie, et plus précisément de la guerre d’indépendance algérienne, un thème ressassé, du meilleur jusqu’au pire, via des analyses honnêtes, sérieuses et problématisées, d’historiens crédibles, voire d’acteurs devenus des historiens vrais, et a contrario la banalité et les stéréotypes de tels libelles médiatiques à succès.  […                                                                                                                (pp. LII-LIV)

 


11 Ultérieurement  le lycée français d’Oran de l’OUCFA (Office Universitaire et Culturel Français en Algérie) ; l’auteur de ces lignes y a enseigné en 1967-1968.

12 Aujourd’hui lycée Émir Abd el-Kader.

13 Originaire de  Beauzac, au nord de la Haute-Loire, entre Saint Étienne et Le Puy, Janine Nouschi-Vuillemey avait passé enfance à Metz, puis à Paris. Avec pour bagage une formation en droit et en psychologie, elle est de nos jours connue comme  essayiste, nouvelliste  et romancière dont les livres portent la marque d’un surréalisme sainement fantasque. On lui doit entre autres : Courbessine, Nice, Éd. Bénévent, 2003, 212 p ; Le nautile et autres nouvelles, Nonette, CRÉER (Centre d’Études, de réalisations et d’éditions régionales), 2005, 191 p.; Le requiem de Campra et autres nouvelles, Brioude, CRÉER, 2010, 171 p.

14 Ultérieurement lycée Victor Hugo, de l’OUCFA, puis Omar Racim.

15 Il fallait alors soutenir une thèse principale et une thèse complémentaire – la thèse complémentaire d’AN était une présentation annotée de la correspondance entre le docteur Vital et Ismaël Urbain, cf. biblio, 1959. […]

886 La revue a depuis changé cinq fois de titre. De 1946 à 1993 elle s’appela  Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, puis, depuis, Annales. Histoire, Sciences sociales – elle est éditée par l’École des  Hautes Études en Sciences sociales (EHESS)

89[7] Lemnouar Merouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, t. 1 : Monnaie, prix et revenus. 1520-1830, Saint Denis : Bouchène, 2002, 314 p. ; t. 2 : La course, mythes et réalité, Saint Denis : Bouchène, 2007, 353 p.