Regard sur le roman « Tunisian Yankee » de Cécile Oumhani

« Tunisian Yankee » de Cécile Oumhani – Editions Elyzad, Tunis, 2016.

L’Association Coup de soleil a eu le plaisir d’accueillir l’écrivaine Cécile Oumhani venue présenter en Rhône-Alpes son dernier roman, Tunisian Yankee. Le président de l’association, Michel Wilson, a signalé plusieurs fois qu’on pourrait la rencontrer en librairie tant à Grenoble qu’à Lyon, les 23 et 24 novembre. Il a également attiré l’attention sur les liens que l’association Coup de soleil en Rhône-Alpes a déjà et souhaite renforcer avec la maison d’édition tunisienne qui publie ce roman, Elyzad : « Soulignons à cette occasion la diffusion remarquable en France de cette belle maison d’édition tunisienne, qui montre le chemin aux autres éditeurs du Maghreb, dont nous aimerions découvrir la richesse des publications et leurs auteurs de talent. »
De son côté Anne Demenge, de Grenoble, a fait circuler une brève présentation de l’auteure, qui éclaire aussi bien l’ensemble de son œuvre que plus précisément ce dernier roman : « Romancière et poétesse française, née en Belgique d’une mère britannique, élevée au Canada, épouse d’un Tunisien aborde les notions d’exil et de  mélange des cultures avec finesse et profondeur (… ) Elle a reçu le prix Virgile 2014 pour l’ensemble de son œuvre. »
Voici maintenant un bref commentaire du livre lui-même, Tunisian Yankee, visant à montrer quelques-unes des raisons qui le rendent attachant voir bouleversant :

Ce roman est remarquable par la richesse et la variété de la documentation sur laquelle il s’appuie. Tant il est vrai que pour un roman dont l’action se situe plus ou moins entre 1890 et 1918, et dans des lieux aussi variés que la Tunisie, la Sicile, le nord de la France et les Etats-Unis, l’auteur n’a pu manquer de se livrer à des recherches historiques, d’autant plus remarquables qu’elles n’ont jamais la pesanteur de l’érudition. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut en parler d’emblée : nous sommes en présence d’un « grand » roman, comme on dit parfois pour certaines œuvres devenues classiques  parce qu’elles ont su insérer les destins individuels dans l’histoire collective, faisant comprendre qu’il n’y a point d’être qu’on puisse dire petit tant est grande la capacité humaine à souffrir.
Car l’autre remarque que cette lecture nous met immédiatement à l’esprit porte sur l’intensité de l’émotion qui se dégage de tout le récit, incontestablement pathétique quoique sans aucun pathos si l’on peut dire les choses ainsi. Ce qui signifie que le style est très rapide, presque abrupt parfois, et ne s’attarde jamais dans l’expression des sentiments, alors que de toute évidence la compassion bouleversée que l’auteure ressent pour ses personnages est à l’origine de son écriture.
Qu’on ne se laisse donc pas impressionner par toute présentation du livre qui donnerait le sentiment d’un roman picaresque, nous contant les aventures peu banales d’un Tunisien égaré en différentes aventures et en divers pays. Non, ce n’est pas d’aventures qu’il s’agit sinon très superficiellement mais plutôt des cruautés d’un destin ( ?) qui n’a même pas le prestige de la tragédie car l’histoire et l’Histoire se situent ici au niveau des « vies minuscules », une formule que Cécile Oumhani reprend à son confrère Pierre Michon.
Si les principaux personnages de cette histoire sont des vaincus, ce n’est pourtant pas faute de se battre, et ils le font de toute leur conviction, avant d’être broyés au propre comme au figuré par la monstrueuse machine dont il leur faut supporter le poids, sans armes autres que dérisoires pour l’affronter. Poids de la présence coloniale, de ses exactions et de ses injustices lorsqu’il s’agit de la Tunisie, qui d’ailleurs doit conjuguer ces nuisances avec la prégnance d’un patriarcat encore pleinement agissant lorsque commence cette histoire, immergée aussi dans le féodalisme et l’esclavagisme. Poids d’une politique internationale absurde qui prend appui sur des nationalismes crétinisants (à commencer par le français et l’allemand) pour envoyer de pauvres jeunes gens se faire massacrer dans la guerre de tranchées, et son horrible cortège de morts et de mutilations. Poids d’un capitalisme américain qui prospère grâce à l’immigration et à l’exploitation d’une main d’œuvre sans défense, profitant de cet afflux misérable qui semble illimité.
En Tunisie, Cécile Oumhani nous fait assister aux tentatives de révoltes contre les iniquités commises par les colons, évoquant entre autres l’épisode de l’enfant écrasé par un tramway, sorte de suite de celui qui est sans doute le plus connu et que les historiens appellent l’affaire du Djellaz (1911). Mais elle n’est pas de ceux ni de celles qui se contentent de tenir pour la énième fois le même discours anticolonialiste à retardement, car c’est aussi bien de ce qui se passe dans l’Italie du Sud qu’elle nous parle, pays de misère où la répression n’est pas moins atroce et meurtrière que dans les pays coloniaux. C’est l’exploitation éhontée qu’elle dénonce sans se limiter à tel ou tel des régimes politiques qui en profitent pour implanter plus sûrement leur pouvoir. Cependant son roman nous incite à penser qu’il y a une différence à faire entre les régimes et les lieux car il y a d’une part ceux où les plus modestes et les moins exigeants jugent impossible de survivre —la Tunisie coloniale, l’Italie du Sud, et bien d’autres d’où viennent les immigrants qui s’entassent dans les bateaux pour l’Amérique ; et d’autre part cette Amérique même où peut naître et croître peu à peu l’espoir d’une autre vie, même si c’est au prix d’une usure quotidienne par l’incroyable effort nécessaire pour l’atteindre. Inutile d’insister sur l’actualité d’une telle réflexion ! Oui, ce monde dont elle nous parle est bien celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.
La lumière vient d’en haut : dans toute cette noirceur (qui répétons-le ne s’exprime jamais d’une manière outrée), il y a aussi des envols que l’auteure évoque de manière à la fois réelle et symbolique : envol du jeune Tunisien Daoud dans un avion qui fait naître en lui le désir de devenir pilote, hélas sans espoir de réalisation. Envol de la jeune acrobate Nora dont il s’est épris, mais qui se fracasse pitoyablement dans l’arène du cirque où Daoud la voit mourir sous ses yeux. De ces tentatives on tire la conviction qu’elles ne cesseront jamais quoi qu’il en soit. Mais de combien de morts et de vies misérables le sol qui est en dessous sera-t-il encore nourri ? Cécile Oumhani pose la question pour le monde tel qu’il était il y a un siècle, mais il est évident que nous n’avons pas davantage la réponse pour le monde d’aujourd’hui.
L’autre force qui apparente « Tunisian Yankee » à la catégorie des grands romans   est la place qui s’y trouve faite à ce qu’on appelle le hasard, sans être sûr qu’il existe réellement et qu’il ne faille pas lui donner un autre nom. Daoud et Elena auraient peut-être pu gagner leur part de bonheur dans cette ville de New-York où leur amour les a finalement incités à le croire possible. Si du moins ce n’était le moment où en 1916 les Etats-Unis décident d’entrer dans la Première guerre mondiale. Mais peut-on appeler celle-ci un hasard ? Quoi qu’il en soit, il ne semble pas qu’un tel mot convienne. Le sentiment très poignant qu’on éprouve à lire une histoire comme celle-ci est plutôt qu’une sorte de manipulation monstrueuse malmène les personnages de la « vie minuscule » jusqu’à ce qu’ils en meurent. Le roman donne un nom à certains aspects de cette manipulation mais il laisse aussi la place à ce qu’on ne peut nommer, monstrueuse menace qui d’une manière ou d’une autre finit par se réaliser.

Denise BRAHIMI

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