Lettre culturelle franco-maghrébine #91
Editorial
Il est probable que nombre d’entre nous se sont mobilisés ces derniers temps autour du dernier livre de Kamel Daoud, « Houris », qui a beaucoup fait parler de lui. La brève présentation qu’en donne la Lettre n’est évidemment qu’une pièce du très gros dossier constitué par la presse et les médias, permettant à chacun d’apprécier les enjeux du débat.
Cependant, en dehors d’un événement comme celui-ci, on peut constater que nos lectures se situent selon des lignes directrices étonnamment constantes depuis des années. C’est ainsi qu’on voit réapparaître dans cette Lettre les noms de Camus et de Mohammed Dib. Le premier à propos d’un livre situé géographiquement à quelque distance de la région lyonnaise, au Chambon- sur-Lignon, s’intitule « Camus chez les Justes » ; et le second est l’un des nombreux essais que la critique littéraire a consacrés récemment à l’écrivain, ici celui d’Hervé Sanson intitulé « ‘Témoin des mutilations du ciel’ , fiction et témoignage dans l’œuvre de Mohammed Dib ».
Par chance pour nous, le Maghreb n’apparaît pas dans nos lectures sous une forme exclusivement sérieuse, et notre Lettre 91 a le plaisir d’évoquer non pas un mais deux romans policiers d’origine marocaine, qui seront l’élément divertissant de cette sélection. Ils sont l’œuvre de Melvina Mestre, l’un s’intitule « Crépuscule à Casablanca » et l’autre « Sang d’encre à Marrakech ».
Côté histoire—qu’elle prenne ou non la forme romanesque—le propos redevient sérieux, voire pire, lorsqu’il s’agit du déchaînement meurtrier de l’OAS, auquel est consacré le livre «OAS archives inédites » de Jean-Philippe Ould Aoudia.
De façon très détaillée, et à travers toute une galerie de personnages qui appartiennent à l‘élite sociale de la Tunisie dans la première moitié du 20e siècle, on assiste au « désastre de la maison des notables » dans un roman dont cette expression est le titre ; nous ne pouvons que nous féliciter de ce que ce roman, vaste fresque historique d’Amira Ghenim, soit traduit de l’arabe tunisien en français.
Côté cinéma, les rétrospectives consacrées à Alain Delon nous ont permis de revoir un film rare d’Alain Cavalier, « L’insoumis », situé lui aussi en pleine période de l’OAS et tourné en 1964, deux ans seulement après la fin de la Guerre d’Algérie. L’actualité, elle, est présente dans des festivals comme celui d’Angoulême ou de Fameck en Moselle et elle nous promet une rentrée réjouissante.
De toute façon, comme vous le verrez dans les annonces qui suivent, Coup de soleil nous propose un ensemble d’activités culturelles d’une impressionnante richesse !
Denise Brahimi
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“HOURIS” par Kamel Daoud, roman, Gallimard 2024
Même si la quantité ne fait rien à l’affaire et n’est pas une donnée pertinente en littérature, il n’est pas inutile de souligner le fait que « Houris » est un gros roman de plus que 400 pages, ce qui pourrait bien signifier que son auteur Kamel Daoud y voit sa véritable entrée dans le genre romanesque, faisant de « Meursault, contre enquête » un cas très particulier plutôt qu’une véritable recherche sur l’écriture de la fiction. Dans « Houris » l’auteur s’engage dans une narration longue et complexe, qui met en jeu aussi bien l’histoire collective qu‘individuelle, et qui l’amène à associer fortement ce qu’il veut dire à une certaine manière de le dire, ou même à plusieurs manières. Ce qu’il veut dire est parfaitement clair, il s’agit d’une dénonciation sans réserve de faits irréfutables, mais qui pour autant ne manque pas de complexité dans les analyses qui en sont l’indispensable accompagnement.
La complexité dans plus d’un cas implique une sorte de dédoublement, à commencer par celui qu’il faut entendre dans le titre. Le mot « houris » y est employé au pluriel, il désigne dans ce cas les vierges promises au bon musulman après sa mort, récompense sensuelle et merveilleuse qu’il a méritée par les actes accomplis de son vivant. Il est un peu vain de souligner la naïveté de cette rêverie, la plupart des religions ayant eu recours à l’idée d’une récompense dans l’au-delà pour motiver les croyants. Kamel Daoud oppose cette vision euphorisante à ce qu’il évoque de la condition des femmes enlevées à leur famille pour devenir esclaves sexuelles dans les maquis islamistes : cruelle ironie que cette confrontation avec l’image flatteuse des houris dans le Paradis d’Allah.
Cependant dans le roman « Houris », ce même mot, très employé, ne l’est pas au pluriel mais au singulier. C’est le nom donné par Aube, la jeune femme qui est l’héroïne du livre (née en 2004) à l’enfant dont elle est porteuse, toute la question étant pour elle de savoir si elle doit ou non détruire cet embryon (ce qu’elle peut faire très simplement) pour lui épargner l’horreur de ce qui l’attend.
« Houri » morte ou vivante, c’est l’enjeu du livre, dont la portée est considérable, et va bien au-delà du cas singulier qui nous est conté, celui d’une héroïne affreusement mutilée pendant la guerre civile et de son éventuelle enfant. A travers Houri c’est un problème beaucoup plus général qui est posé : peut-on encore croire à la vie et vouloir la donner dans un monde où pendant plus de dix ans, la guerre civile n’a imposé que des images de mort ? Il apparaît que le livre tout entier peut être vu comme un effrayant combat entre ces deux pulsions opposées (que Freud et Lacan ont théorisées mais que la guerre civile algérienne a montrées en œuvre avec une force et une visibilité inouïes), la pulsion de vie et la pulsion de mort. A dire vrai, pendant la décennie de la guerre, seule la pulsion de mort a sévi et recouvert le pays comme un véritable raz-de-marée, qui a fait périr les habitants par milliers. Plus précisément l’enjeu qui est en effet au cœur du livre porte sur la possibilité très incertaine que la pulsion de vie puisse finalement reprendre et l’emporter. Kamel Daoud prend le pari d’une réponse positive : à la fin du livre, dans une sorte d’épilogue qui se situe un an après, Houri est née, elle est vivante, ce qui est une joie immense mais sans triomphalisme aucun. Le livre entier nous avait donné auparavant toute raison de croire et de craindre qu’il n’en soit rien.
Pour étayer ce qu’il en est de la pulsion de mort et de ses effets, que le livre volontairement ressasse en toute précision chiffrée, Kamel Daoud essaie de montrer, en se gardant des clichés, ce qu’il en est d’une culture profondément imprégnée par la notion de sacrifice, et par l’ensemble d’images omniprésentes qui l’accompagnent.
Les voyous sanguinaires qui ont fait un tel nombre de morts pendant la décennie auraient pu exercer leur banditisme sans y adjoindre tant de massacres ostentatoires, mais ils ont sans doute joué plus ou moins consciemment sur des images qui leur permettaient de se déguiser en sacrificateurs. Kamel Daoud fait en sorte qu’on voie et qu’on entende pendant tout son roman les moutons qui seront égorgés pour la fête de l’Aïd sous couvert de commémorer le geste d’Ibrahim. « Egorger » est le mot qui convient, puisque cette manière de tuer est la seule qui soit conforme au rituel, en faisant usage du couteau pas moins rituel lui aussi que le pistolet dans le western, chaque culture ( ?) se définissant par son instrument favori (« Le couteau » est d’ailleurs le titre que le romancier donne à la troisième et dernière partie de son livre, où l’on voit entre autres comment les imams substituent frauduleusement des ânes aux moutons par une hypocrite supercherie).
L’hypocrisie en effet fait partie elle aussi du système en place, et elle implique que soit interdit tout libre usage de la parole. Telle est la portée symbolique d’une des données factuelles du livre : Aude, victime dans l’enfance d’une tentative d’égorgement restée inaboutie, n’en a pas moins perdu ses cordes vocales et la possibilité de se faire entendre audiblement. Kamel Daoud rejoint par là un des objectifs déclarés de « Houris » : dénoncer et défier un décret scandaleux du gouvernement algérien, qui interdit à quiconque d’évoquer la guerre civile sous peine de très graves sanctions. D’ailleurs la réconciliation prétendument recherchée est très injuste pour les femmes puisqu’elle ne propose aucune issue à celles dont on a fait des terroristes malgré elles dans les maquis.
Denise Brahimi
La dernière rencontre des écrivains CDS Aura a été consacrée en bonne part à ce livre de Kamel Daoud, tant il est vrai que la nécessité d’un débat à son propos s’était fait sentir !
“CAMUS CHEZ LES JUSTES”, Le Chambon-sur-Lignon, 1942-1943, collectif dirigé par Anne Prouteau, édition Bleu autour, 2024.
Le séjour d’Albert Camus au Chambon-sur-Lignon a duré 14 mois, en pleine Seconde Guerre mondiale, et il peut à juste titre être inscrit dans les actes de résistance des Français à l’occupation nazie qui s’exerçait alors en toute violence.
Le Chambon-sur-Lignon est une commune du Vivarais, attenant au Velay, dans la Haute-Loire, sur le revers est du Massif Central. C’est une région montagneuse et froide, connue de longue date comme lieu de refuge et de résistance au pouvoir, puisqu’elle avait abrité les protestants Huguenots contre la persécution des Catholiques pendant environ un siècle (1685-1789).
Le Chambon-sur-Lignon a été un lieu d’accueil clandestin pour les Juifs pourchassés par les Nazis pendant la seconde guerre mondiale, d’où l’emploi du mot « Justes » désignant dans la tradition rabbinique les non juifs qui ont protégé des Juifs victimes de persécution. Cependant ce n’est pas dans ce but qu’Albert Camus est venu au Chambon-sur-Lignon, il tient à le dire haut et fort pour ne pas usurper un mérite, (encore moins un titre de gloire) qu’il n’a pas eu. Ses raisons sont d’abord purement médicales, il lui fallait soigner en urgence une tuberculose pulmonaire ancienne devenue menaçante en vivant dans un lieu dont le climat pouvait convenir à cet effet. Il se trouve que sa belle-famille connaissait l’endroit, relativement proche de Saint-Etienne où Camus est allé régulièrement pendant son séjour faire contrôler son pneumothorax, si déprimante que lui ait paru cette ville. Cependant, il se rendait également en train à Lyon, mais pour d’autres raisons, qui elles ont à voir avec la résistance au pouvoir nazi. Il y rencontrait notamment René Leynaud, très impliqué dans le réseau Combat, et qui fut fusillé par les Allemands le 11 juin 1944, dans cette période terrible qui précéda de peu la libération. La mort de René Leynaud causa à Camus un immense chagrin, et lui donna le sentiment d’une injustice du sort puisque lui n’était pas mort comme l’était son ami.
En tout cas les lieux qu’il connut et fréquenta à cette époque sont loin d’avoir laissé Camus insensible. Rien de plus différents que le plateau sombre et vert du Vivarais, qui fut pour lui une découverte très inattendue, et l’Algérie méditerranéenne si chère à son cœur, qu’il avait exaltée par exemple dans « Noces ». Ce pays où il est amené à vivre lui cause des impressions ambiguës mais les descriptions qu’il en fait , par exemple dans ses lettres à Maria Casarès, sont loin d’être négatives, et même souvent assez belles. Le livre publié par les éditions Bleu autour propose une assez bonne iconographie, faite de cartes postales et de photos anciennes, qui donnent une idée des lieux où il a vécu pendant ce moment de sa vie et qui ne pouvaient laisser indifférent un écrivain comme lui. Il en parle souvent sous le nom du hameau où il habitait : « Le Panelier ». La couverture du livre en est une autre illustration, par Jacques Ferrandez, qui a fourni aussi plusieurs autres dessins et qui est bien connu comme dessinateur-voyageur, par ailleurs illustrateur de plusieurs textes de Camus.
L’ensemble des contributions donne l’idée d’un « essai choral », recourant à plus d’une demi-douzaine de voix ou de plumes, sous la direction d’Anne Prouteau (universitaire et présidente de la Société des études camusiennes) qui est la garantie d’un haut niveau d’exigence. Un apport de première importance est celui de Pierre Sauvage, cinéaste auteur d’un documentaire intitulé « Les armes de l’esprit » (1990), Franco-américain qui s’acquitte par là d’une dette de reconnaissance, du fait que sa famille a trouvé refuge au Chambon-sur-Lignon pendant la guerre et qu’il y est né lui-même en 1944.
Parmi les rencontres qui ont pu compter pour Camus pendant son séjour, il y a celle d’André Chouraqui, avec lequel il ne manquait pas de points communs, celui-ci étant né en Algérie comme lui, et à peu d’années d’intervalle, en 1917. Parmi les actions très nombreuses menées par André Chouraqui tout au long de sa vie il y a le fait qu’au Chambon-sur-Lignon, il s’occupait, dans le cadre de l’OSE (organisation de secours aux enfants) de placer des enfants juifs dans des familles paysannes de la région, pour les arracher aux nazis.
Il est évident que l’ambiance générale du lieu, imprégné par l’esprit de résistance, n’a pu manquer d’influencer Camus et de le faire évoluer, dans le sens d’une action concrète et située—plus que ne l’était auparavant ce qu’on pourrait appeler l’esprit de révolte, qui certes était déjà une composante de sa personnalité. C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs des contributeurs, qui pensent que son séjour au pays des Justes a joué un rôle important sur Camus, l’engageant dans une mutation qu’il a résumée et soulignée lui-même quelques années plus tard : « J’ai commencé la guerre de 1939 en pacifiste et je l’ai finie en résistant. »
Ce qui est évident est que son œuvre littéraire a été influencée par ce qu’il a vu et vécu au Chambon-sur-Lignon et par les réflexions qu’il en a tirées. « Le Malentendu », pièce de théâtre dont la première représentation date de l’été 1944, a été entièrement écrite à cette époque, ainsi qu’une part importante de ses « Lettres à un ami allemand » (publiées en 1945 avec une dédicace à René Leynaud). Mais c’est surtout « La Peste », publiée en 1947, qui incite à de nombreux rapprochements avec le séjour de 14 mois de Camus chez les Justes du Vivarais.
Denise Brahimi
« TEMOIN DES MUTILATIONS DU CIEL» par Hervé Sanson, APIC éditions, essai, mars 2024.
Cet essai, sous-titré « Fiction et témoignage dans l’œuvre de Mohammed Dib » et préfacé par Catherine Brun, tente de recenser les repères, de dessiner les lignes de force, les perspectives et de découvrir les processus créatifs pour cerner la profondeur d’une œuvre qui trouve son assise dans le travail de la langue. « Une langue, souligne Hervé Sanson, qui n’a pas cédé à l’emploi d’une langue didactique, transparente, ni répondu aux attentes de la littérature de « commande ». Cela ne l’a pas empêché d’être au plus près, notamment à travers sa prose et sa poésie, des réalités et des souffrances de son pays durant les années cinquante et la décennie noire.
En construisant un univers et une esthétique qui lui sont propres, l’artisan et le témoin littéraire que fut Mohammed Dib « échappe au particularisme et se fait passeur, en mettant à mal tout concept d’identité exclusive. » Aussi est-il nécessaire d’inscrire son œuvre dans l’universel, de « l’arracher à une vision ethno-centrée (…) aux découpages arbitraires que la critique (lui) a appliqués durant des décennies. »
Le corpus dibien étudié et analysé fait une grande place à une « écriture mosaïque ». Au-delà des genres, des thèmes, des narrations, des lieux géographiques et des personnages, elle croise les motifs, la réalité et les rêves, les mots et les images, les mémoires et les dires. Une « structure généreuse » qui nourrit une poétique constante et irrigue, comme une eau souterraine, les textes.
Dans cette « géographie », ce territoire littéraire à la fois intime et collectif avec ses cheminements, ses lignes de crête, ses méandres, ses surgissements, ses creusements et ses évidences, cette somme, cet ensemble dense et multiple est d’abord le fruit d’une continuité naturelle : « En fait, écrit Dib dans L’arbre à dires (éd. Albin Michel, 1998), je me rends compte que je n’ai jamais eu le sentiment de m’être mis à écrire un livre et puis, ce livre achevé, d’avoir tiré un trait pour en commencer un autre. Dès le départ, j’ai su que j’écrirais quelque chose d’ininterrompu, peu importe le nom qu’on lui donne, quelque chose au sein de quoi j’évolue et avec quoi je me bats encore après cinquante ans d’écriture. La même matière, le même univers, la même œuvre – si on veut ! – mais rien qui progresse linéairement, tout droit devant. »
Cet ouvrage, en forme d’invitation à un voyage dans l’écriture dibienne, croise aussi la voix de l’écrivain avec celles de Jean Amrouche, Jean Sénac, Kateb Yacine, Assia Djebar, Albert Camus, Claude Ollier, Arthur Rimbaud ou avec le surréalisme et le Nouveau Roman.
Il aborde également la date fondatrice du 8 mai 1945, les sources de l’inspiration, les lieux de l’enfance ou de l’âge adulte, les paysages nordiques ou du désert dans sa transcendance, les villes comme Tlemcen ou Los Angeles à laquelle Dib a consacré un « roman en vers », L.A. Trip. Autant de matériaux, de trames, de fils de ce tissage qui font, dit-il, de Dib l’architecte « d’un dispositif textuel, pluriel en ses déclinaisons qui, prenant le contre-pied des attendus, ménage d’autres temps, (re)joue les textes en leurs non-dits, questionne la mémoire des textes, renouvelle la conception même du témoin et pose la question suivante : quel témoin quand la fiction s’en mêle ? »
Pour mieux pénétrer le sens de l’œuvre, il faudra alors en saisir le mouvement interne, la part de la fiction et de l’indicible, chercher, derrière les mots et les images, à débusquer l’énigme, essayer de l’éclairer, de l’apprivoiser. C’est à quoi s’applique, ici, Hervé Sanson, spécialiste des littératures maghrébines d’expression française et membre associé à l’ITEM (Institut des textes et Manuscrits CNRS) avec cette approche particulière, cette proposition « d’ouverture » dans la connaissance d’une œuvre qui « pousse, écrit Dib, toujours dans L’Arbre à dires, par récurrences à la façon d’une étoile et, comme telle rayonne dans tous les sens, plus fort dans un sens à un moment donné, plus fort dans un autre à un autre moment. » Mené durant un demi-siècle, ce travail de grande envergure, fait de patience fertile, est porté par l’exigence d’un créateur qui sait que « l’écriture est une forme de saisie du monde. » Dans ce voyage, l’essayiste met en valeur la liberté et la lucidité de l’écrivain.
Avec cette nouvelle publication, Hervé Sanson, contribue à mieux faire connaitre le présent et le devenir d’une œuvre qui n’a pas encore dévoilé tous ses secrets, ses mystères et sa richesse dans tous les sens du terme.
Djemaï Abdelkader
“CREPUSULE A CASABLANCA” par Melvina Mestre, une enquête de Gabrielle Kaplan, éditions Points, 2023
C’est une véritable aubaine que de pouvoir lire des épisodes récents de l’histoire marocaine sous la forme d’un roman policier, avec tous les agréments qui en font un genre apprécié des lecteurs. Et cela sans que l’histoire soit sacrifiée, bien au contraire, elle est omniprésente et très documentée tout au long de ce récit fait par une bonne connaisseuse du Maroc, notamment de la ville de Casablanca où elle a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans. Née à Nice en 1966, elle revient dans ce premier roman sur des événements qui précèdent sa naissance, puisqu’ils se déroulent pour l’essentiel pendant les quelques années qui précèdent l’indépendance du Maroc : elle précise à la fin de son livre que la France reconnut la fin de son protectorat sur le Maroc le 2 mars 1956.
L’événement historique antérieur à cette date et qui est une sorte de point de départ fondamental pour le roman de Malvina Mestre est le débarquement des Américains en Algérie et au Maroc le 8 novembre 1942, aussi connu sous le nom d’opération Torch, bien antérieure au débarquement de juin 1944 sur les côtes françaises. La présence des Américains au Maroc commence donc au moment où la souveraineté française y fait régner en plein le régime de Vichy, la France du Maréchal Pétain collaborant alors avec l’Allemagne nazie. Les Américains ont l’avantage de pouvoir dénoncer à la fois la collaboration et le régime colonial, qui est tout à fait mis en question par le parti indépendantiste marocain et de plus en plus au début des années 50,en sorte que le roman de Melvina Mestre, roman d’espionnage plus encore que roman policier, plonge dans les arcanes des relations fort complexes entre les différents groupes en présence, de manière plus ou moins occulte, au sein de la société marocaine. En présence de meurtres ou même d’une série de meurtres, comme ceux dont il est question dans « Crépuscule à Casablanca », il est difficile de savoir auquel de ces groupes les attribuer. L’ambiance évoquée par la romancière est celle des clubs et des réceptions de haut niveau qui permettent aux femmes d’étaler leur somptueux bijoux pendant que le champagne coule à flots. Gabrielle Kaplan, qui exerce le métier de détective privée, n’appartient pas à cette société mais elle se trouve embarquée bien malgré elle dans une action fort compliquée et très dangereuse, d’autant que son principal protagoniste lui ment sans le moindre scrupule jusqu’à la fin de l’histoire.
Pas question évidemment de « divulgâcher » cette intrigue, où d’ailleurs Gabrielle Kaplan ainsi que les lecteurs finissent par se retrouver sans difficulté particulière, tant il est vrai que pour l’auteure elle-même ce n’est sans doute pas là que se trouve l’intérêt principal du roman. C’est dans le fond politique du livre qu’elle s’implique, formée à des recherches de ce genre par ses études d’histoire et de sciences politiques, et sa cible principale est un personnage très réel, objet de contestation mais contre lequel elle choisit nettement son camp, en le dénonçant sans réserve (même s’il n’est pas directement un personnage du roman). Il s’agit du Maréchal Juin, chef d’Etat-major des armées pendant la seconde guerre mondiale, pétainiste, collaborateur et très opposé à l’indépendance du Maroc.
Ce n’est pas dévoiler le sujet de « Crépuscule à Casablanca » que d’évoquer une certaine lettre qui y joue un rôle important. On ne saura pas avec exactitude la teneur de cette Lettre qui ne sera jamais retrouvée mais la thèse du roman est que cette Lettre écrite par Juin en 1942, proclame le profond désir de son auteur de s’associer activement à l’œuvre des Nazis. Juin y aurait assuré à l’Amiral Darlan (l’un des grands dirigeants du régime de Vichy) « qu’il tiendrait pour un grand honneur d’être subordonné au commandement en chef du feld-maréchal Rommel (grand adversaire des Anglais en Afrique du Nord). C’est en effet ce qu’on peut appeler un document compromettant !
Quoi qu’il en soit de la vérité historique concernant les faits eux-mêmes, la dénonciation du Maréchal Juin par l’auteure s’inscrit dans l’intrigue romanesque de « Crépuscule à Casablanca » en ce sens qu’elle le rend responsable—et responsable qui restera scandaleusement impuni—de l’élimination d’un personnage nommé Lemaigre Dubreuil, « devenu sur le tard partisan de l’autonomie du Maroc ».
Sans doute est-on à la fois dans l’histoire et dans le roman quand Melvina Mestre écrit: « La lettre originale signée de Juin et détenue par Lemaigre Dubreuil a disparu à jamais. Toutes les suppositions continuent d’alimenter la légende. »
Gabrielle Kaplan tient dans ce livre le rôle principal, celui de la détective privée—même si c’est bien malgré elle qu’il lui faut assumer ce rôle dont un personnage indélicat a jugé bon de la charger. Reste que sa profession n’est pas si souvent exercée par une femme dans le roman policier et qu’il faut donc remercier la romancière Melvina Mestre de l’audace tranquille et sans aucune provocation avec laquelle elle a créé le personnage de Gabrielle Kaplan, comme point de départ d’une série qui se poursuit dans son roman suivant, « Sang d’encre à Marrakech » où se mêlent habilement fiction et réalité.
Denise Brahimi
«SANG D’ENCRE A MARRAKECH» par Melvina Mestre, une enquête de Gabrielle
Kaplan, éditions Points, 2024
Sur le mélange de fiction et de réalité, Melvina Mestre s’explique un peu plus dans ce deuxième livre que dans le précédent. Elle écrit par exemple, pour présenter sa (brève) bibliographie : « Si cette nouvelle enquête de Gabrielle Kaplan est totalement fictive,(…)sachez néanmoins que tous les lieux ont existé ainsi que la plupart des personnalités ou célébrités citées dans ce roman. » Il est clair que l’auteure s’éloigne ici des questions politiques qui ont agité le Maroc d’avant l’indépendance, bien que ce livre se passe à peu près au même moment que le précédent, les événements y étant datés de 1952. C’est leur localisation géographique qui est différente, et sans doute est-elle ici particulièrement propice à de sordides histoires d’assassinats, puisque l’enquête de Gabrielle s’oriente d’abord vers Bousbir, le « quartier réservé » de Casablanca.
Bousbir, création du Protectorat, a fonctionné pendant la période coloniale, de 1924 à 1955. Un tel quartier est forcément sous le contrôle de la police, étant entendu qu’il faut laisser au mot contrôle toute son ambiguïté. D’ailleurs, à un moment où il est question de son ami et proche collaborateur le commissaire Renaud, Gabrielle Kaplan le présente en ces termes : « Sans doute l’un des seuls fonctionnaires non corrompus de la police casablancaise ». Et c’est pourquoi elle accepte de travailler avec lui.
Bien que leur port d’attache se trouve à Casablanca, comme on a pu le voir dans le roman précédent, les besoins de l’enquête amènent Gabrielle ainsi que Brahim son aide fidèle et précieux, à venir pour un temps dans la ville du sud, Marrakech, alors beaucoup moins développée qu’aujourd’hui. Politiquement, Marrakech et sa région sont sous la coupe d’un personnage resté dans les mémoires et appelé le Glaoui. C’est un féodal immensément riche et fastueux, qui joue la carte de la France et du Protectorat, à la différence du Sultan dont il est l’ennemi. Gabrielle évite de rencontrer le Glaoui, connu pour être un redoutable prédateur toujours prêt à ajouter de nouvelles femmes à son innombrable harem. En fait sa présence à Marrakech lui sert à tout autre chose. D’une part c’est pour Melvina Mestre l’occasion d’offrir à ses lecteurs un grand nombre de descriptions enthousiastes des beautés de cette région de l’Atlas (qui correspondent peut-être pour l’auteure à des souvenirs personnels). D’autre part et surtout, c’est là que se situe le dénouement du livre et c’est par là que s’explique la personnalité du meurtrier qu’on se gardera évidemment de divulguer. Le roman est construit de telle sorte qu’il aboutit à un regroupement de tous les fils de l’action alors que pendant le récit, l’énigme principale venait du fait que les quatre ou cinq crimes évoqués, bien que portant la marque d’un même meurtrier, paraissaient sans autre lien entre eux : « Il s’agit d’un récidiviste, mais toutes ses victimes n’ont pas été tuées de la même façon. La première a été poignardée, les suivantes il les a étranglées. Il évolue, il tâtonne, il s’améliore au fur et à mesure, si on peut voir les choses ainsi. La seule constante reste ce tatouage (…) ».
Dans « Sang d’encre à Marrakech », Melvina Mestre est plus proche que dans « Crépuscule à Casablanca » d’une formule habituelle ou du moins fréquente dans le roman policier, lorsqu’il s’agit de retrouver et d’identifier un coupable, non sans une tension d’autant plus grande que celui-ci est à court terme éminemment dangereux. Dans ce genre littéraire et cinématographique qu’on appelle le « whodunit » (en anglo-américain : qui l’a fait ?) policiers et détectives, au singulier ou au pluriel, sont totalement motivés par la résolution de cette énigme —et tel et bien le cas ici.
L’auteure a donc réduit la place qu’elle faisait dans son premier livre aux données historiques et politiques —peut-être aussi parce que, ses deux romans étant très proches l’un de l’autre, elle n’a pas désiré ou n’a pas jugé utile d’analyser à nouveau ce contexte caractéristique du Maroc au début des années 50. En revanche, elle se range aux préoccupations dominantes de notre époque, qui sont féministes comme on sait, en insistant sur la dénonciation du Bousbir dont elle fait le lieu où se passe la première partie du roman. Elle lui consacre même, en annexe au livre, une petite présentation monographique, estimant qu’on occulte encore aujourd’hui ce qui fut à l’époque coloniale « une honte pour les Français et un déni pour les Marocains ». Lieu d’autant plus stigmatisé que selon l’intrigue du livre, il poussa rapidement au suicide une jeune fille qu’on y avait scandaleusement enfermée pour s’en débarrasser. En fait la bibliographie, une liste de huit titres, en cite deux qui font toute leur place à la prostitution coloniale et à ce « quartier réservé ». Elle a raison de penser qu’en 2024, on est plus prêt à se mobiliser sur le sort de malheureuses prostituées que sur les comportements politiques douteux du Maréchal Juin. D’ailleurs, en 1952, celui-ci avait déjà quitté le Maroc (où il avait été Résident général de 1947 à 1951). On ne saurait dire si ce départ fut en partie cause ou effet de ce qui dégage implicitement du livre de Melvina Mestre : en 1952, le virage du Maroc est déjà pris vers l’indépendance qui sera proclamée le 28 novembre 1955.
Denise Brahimi
«OAS ARCHIVES INEDITES, REVELATIONS» par Jean-Philippe Ould Aoudia, éditions Tirésias-Michel Reynaud, 2024
Ce livre s’inscrit dans la lignée déjà longue de ceux que son auteur consacre obstinément au même sujet depuis plus de trois décennies. Celui qui fut sans doute le premier date de 1992 et s’intitule « L’assassinat de Château-Royal Alger : 15 mars 1962 » ; il parut à l’époque avec une préface de Pierre Vidal-Naquet. Pour qui a suivi le parcours éditorial de l’auteur, il ne peut y avoir de doute sur l’événement historique qui est encore et toujours au cœur de ce dernier livre tant il est vrai qu’il est toujours aussi déterminé à ne pas abandonner son combat. L’événement étant celui dont il est question dans le titre de 1992, on se souvient que parmi les assassinés par l’OAS dont il rappelle la mémoire, il y avait Salah Henri Ould Aoudia, père de l’auteur, qui fut l’une des six victimes de ce crime crapuleux, au nombre desquelles se trouvait également l’écrivain Mouloud Feraoun. Ces hommes étaient réunis dans le cadre d’un CES ou Centre Social éducatif, service créé par Germaine Tillion pendant la guerre d’Algérie et qui fut accusé de complicité avec le FLN. Mais c’est évidemment la date à laquelle le crime fut accompli qui est significative : c’était le 15 mars 1962, c’est-à-dire trois jours avant la signature des accords d’Evian le 18 mars, qui annonçaient un cessez-le-feu immédiat, prenant effet dès le lendemain 19 mars. Rien de pire aux yeux de l’OAS qui voulait à toute force le maintien de la présence française en Algérie, par tous les moyens, dont le principal était un terrorisme sans réserve supposé clandestin mais très ouvertement proclamé comme si ses pires agissements étaient des titres de gloire à son actif. C’est à ce moment historique précis qu’a eu lieu l’assassinat de Château-Royal, lieu situé à Ben Aknoun sur les hauteurs d’Alger. Malgré la violence qui s’était mise à sévir quotidiennement, il était impensable que les auteurs du crime restent impunis et c’est contre cette impunité que Jean-Philippe Ould Aoudia né en 1941 à Alger et donc tout juste âgé d’une vingtaine d’années au moment des faits, entreprit une action qui n’a plus cessé jusqu’à aujourd’hui.
Les faits n’étaient pas difficiles à établir, d’autant que comme on l’a vu leurs auteurs ne s’en cachaient pas. L’un d’eux s’était engagé si violemment dans la criminalité qu’il en paya le prix peu après les accords d’Evian. Il s’agit de Roger Degueldre au sujet duquel nombre de faits sont attestés, même s’il reste des incertitudes sur son étonnant parcours. Français bien que né (en 1925) près de la frontière belge, il a choisi la Légion étrangère, s’est battu en Indochine et a fondé en Algérie les commandos Delta, tueurs agissant au service de l‘OAS. Il en est le chef et ils sont à son entière disposition, notamment pour des opérations « d’élimination » dont Jean-Philippe Aoudia a certainement raison de penser que si elles font l’objet d’archives, nombre de celles-ci sont encore inédites. Oui, il faut continuer le travail !
En tout cas, Roger Degueldre, lui, fusillé le 6 juillet 1962 au Fort d’Ivry, a disparu en nous laissant sans doute beaucoup d’ignorances ; l’OAS, en dépit d’un côté bravache, a bel et bien été une organisation secrète, comme son nom l’indique.
Mais le plus étonnant—dans ce récent ouvrage dont nous parlons et qui mérite à ce titre de revendiquer des « révélations »—concerne ce qui s’est passé côté franco-français, après l’indépendance de l’Algérie, alors qu’on aurait pu croire l’OAS désarmée et sans pouvoir politique d’aucune sorte. Or ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Sans parler des quelques tentatives terroristes d’une grande gravité qui ont visé principalement le Général de Gaulle, les Pieds noirs et toute la partie de la population française d’Algérie qui était prête à pactiser ave l’OAS dans les années 1961-62 ont continué à jouer un rôle encore mal connu dans la vie politique française. Le fait ne peut manquer de surprendre alors même que beaucoup de ces gens avaient eu des comportements séditieux, tombant sous le coup de la loi et les rendant vulnérables dans le cadre d’un retour à l’ordre. Il semblerait que certains gouvernants français aient éprouvé à leur égard une affinité idéologique sans toutefois l’exprimer ouvertement. Ce qui ressort du livre de Jean-Philippe Aoudia n’est d’ailleurs pas que les anciens sympathisants de l’OAS aient essayé directement d’influencer l’attitude des politiques français en leur faveur, (ce qui cependant n’est pas exclu) mais plutôt que lesdits politiques se sont efforcés de ne pas heurter des gens qui en tout état de cause étaient une partie non négligeable de leur électorat : ne pas s’aliéner des électeurs potentiels ne serait-il pas essentiel pour asseoir son pouvoir en démocratie ! alors que punir des coupables serait s’exposer à de dangereuses rancunes.
Quoi qu’il en soit, l’auteur du livre a raison de s’étonner de la mansuétude et de la complaisance dont les pouvoirs français ont fait preuve à l’égard d’individus dont il était facile d’établir la culpabilité. On peut comprendre l’indignation des victimes qui demandent justice et leur ténacité irréductible.
Denise Brahimi
«LE DESASTRE DE LA MAISON DES NOTABLES» par Amira Ghenim, roman traduit de l’arabe (Tunisie) par Souad Labbize, éditeur Philippe Rey (Barzakh), 2024
Il suffit d’un regard sur la table des matières de ce gros livre (presque 500 pages) pour comprendre à quelle filiation il entend se rattacher, du moins selon les apparences et la forme de narration choisie, qui est celle des « Mille et une nuits ». Le livre est en effet composé d’une dizaine de récits qui apparaissent sous ce titre et sous le nom de la personne qui est supposée y prendre la parole. Celle-ci s’adresse à chaque fois à un interlocuteur également nommé, ce qui veut dire que le livre donne à voir une vingtaine de personnages privilégiés, répartis sur 4 générations (présentés dans un tableau d’ensemble au début du livre), les plus anciens, Othman et Ali, étant nés dans les années 1870-1880, tandis que la dernière, Hend née en 1963, est l’auteure encore bien vivante d’un dernier chapitre écrit à la manière moderne, en rupture avec la référence aux « Mille et une nuits ».
En fait, la génération qu’on voit de plus près et à travers le plus grand nombre de personnages est la deuxième chronologiquement, née un peu après 1900 et totalement impliquée à son âge adulte dans ce qui est l’épisode central du livre, daté de 1935. Cette date (annoncée comme fatidique) revient à peu près dans tous les récits, qui s’en tiennent à plus ou moins grande distance, autour du fait caractéristique du livre, à savoir qu’il mêle fiction et réalité historique, et fait intervenir un personnage bien réel et bien connu parmi tous les autres qui sont des créatures purement romanesques.
Ce personnage historique dont la notoriété va au-delà de la Tunisie s’appelle Tahar Haddad, sa mort prématurée date précisément de l’année 1935 alors qu’il était né à l’aube du 20e siècle, dans le sud de la Tunisie et dans un milieu défavorisé, jugé avec beaucoup de morgue par les « notables » dont il est question dans le titre du roman d’Amira Ghenim (même s’il était sorti diplômé de L’Université Zitouna en 1920).Tahar Haddad fut à la fois un syndicaliste et un homme politique, défendant les droits des travailleurs, l’émancipation des femmes et l’indépendance de la Tunisie à l’égard du Protectorat. Amira Ghenim donne à penser que l’opposition très violente qu’il souleva est à l’origine de sa mort. Son roman préserve habilement le mystère de la relation qu’il entretint avec une jeune femme désireuse d’émancipation, Zbeida, de la famille Rassaa et c’est d’ailleurs l’aspect principal de l’intrigue romanesque, le reste du livre étant largement consacré au mode de vie dans les familles traditionnelles de notables à l’époque du Protectorat français, qu’il s’agisse d’une famille qu’on pourrait dire progressiste comme celle des Rassaa ou conservatrice et réactionnaire comme celle des Naifer.
Le véritable sujet du livre est de savoir quelle évolution de la société tunisienne traditionnelle était possible et envisageable dans les premières décennies du 20e siècle. La fresque historique minutieusement détaillée par l’auteure sert de cadre à l’histoire d’une mutation sociale douloureuse, aussi éprouvante qu’inéluctable. Sans doute l’a-t-elle été tout autant dans d’autres pays tel que le Japon de l’ère Meiji au 19e siècle. Mais le problème posé par la condition des femmes était accru en Tunisie par les rigueurs de l’islam, et la vie politique y était singulièrement compliquée par la présence coloniale, associant indûment mais inévitablement la modernité avec son modèle occidental.
L’attitude adoptée par bon nombre de notables, tels que les Naïfer du roman, ne pouvait que bloquer la situation et la rendre insoluble. L’histoire prouve que le choix des Tunisiens, c’est-à-dire des plus actifs d’entre eux, a été d’assurer d’abord l’accès à l’indépendance, cependant que la romancière, elle, fait le choix d’enjamber cet épisode pour reprendre l’histoire beaucoup plus tard, c’est-à-dire très récemment. On peut en effet penser à juste titre que la marche de la Tunisie vers l’indépendance est un sujet beaucoup traité pour la raison évidente qu’il est lié à la personne de Bourguiba et à sa longue présidence (1957-1987). Ce qui en revanche n’est pas réglé est ou serait une réponse à la question : où en est la Tunisie aujourd’hui ?
On peut sans doute affirmer (mais encore faut-il être prudent) que la catégorie des notables au sens où l’entend la romancière n’existe plus : on rejoindrait alors la représentation extrêmement tranchée, selon la chronologie, que propose la réalisatrice Moufida Tlatli dans son film de 1994 « Les Silences du Palais » : princes, seigneurs et nantis de toute sorte appartiennent au passé, le présent a sans doute des élites, Hend dans le roman en fait partie à l’image de la romancière elle-même : elles doivent leur statut social au fait d’être universitaires, ce qui n’implique pas la possession de l’argent, mais celle d’un autre capital, celui du savoir intellectuel. Mais les autres, que leur reste-t-il sinon l’autodafé pour rappeler qu’ils existent ou du moins le voudraient ?
Sur ce sujet qui est grave, Amira Ghenim a sa manière, malicieuse et plaisante, de dire qu’aucune réponse n’a été trouvée à ce jour aux questions posées. Comme dans un conte traditionnel, la recherche du trésor continue, mais rien n’est encore fait et comme à la dernière page du livre, le fruit de bien des efforts semble partir au fil de l’eau.
Denise Brahimi
«L’INSOUMIS» film d’Alain Cavalier 1964
La rétrospective en cours des films d’Alain Delon a permis de revoir cet « Insoumis » d’Alain Cavalier qui en 1964 n’était pas encore un réalisateur connu et qui pourtant s’aventurait audacieusement dans un tournage consacré à la guerre d’Algérie, tout juste terminée deux ans auparavant en 1962. Les événements racontés par le film datent de 1961 et mettent en jeu une organisation restée très active même après la fin de la guerre, l’OAS ou Organisation de l’armée secrète, résolue à maintenir la présence française en Algérie par tous les moyens, principalement par un terrorisme actif et très meurtrier. Cette action a continué au-delà des accords d’Evian qui en mars 1962 officialisaient la fin de la guerre et l’indépendance imminente du pays.
C’est ce moment historique terrible qui sert de terreau au film d’Alain Cavalier. Il l’évoque à travers l’histoire d’un homme, Thomas Vlassenroot, joué par Alain Delon (non sans quelques ressemblances biographiques entre l’acteur et son personnage).
D’origine luxembourgeoise, d’où son nom, Thomas est un homme encore jeune, une trentaine d’années peut-être mais qui a déjà beaucoup vécu et porte les traces de son histoire antérieure, qu’on découvre peu à peu. Certains aspects en sont factuels, d’autres plus intimes et livrés peu à peu au cours du film, jusqu’à son extrême fin, qui est un retour à la maison de son enfance au Luxembourg ; et l’on ne divulgue rien en disant qu’il y revient pour mourir, tant il est vrai que le film est pour une bonne part la description de sa lente agonie. Le moment vient vite où l’on ne saurait douter de cette mort, et toute la partie narrative du film consiste à montrer comment il en est arrivé là, mais plus encore qu’une narration c’est une analyse douloureuse d’un destin tragique et des soubresauts de celui qui ne pourra lui échapper.
Thomas Vlassenroot est un homme sans repère qui a commencé à déraper lorsqu’il a frappé sa mère—acte irréparable—ayant appris par elle que sa femme l’avait trahi. Engagé dans la Légion étrangère, il s’est battu à ce titre pendant six ans en Indochine puis en Algérie mais en 1959 il décide de déserter. Il est alors à la dérive sans statut ni occupation ni papiers et veut rentrer au Luxembourg pour s’y livrer comme sa mère à l’élevage des abeilles. Mais pour faire ce voyage il lui faut de l’argent, et pour se le procurer il accepte une mission que lui confie son ancien lieutenant, passé dans les rangs de l’OAS : il s’agit d’enlever une avocate française, Dominique Servet jouée par Léa Massari, qui est venue à Alger pour défendre deux membres du FLN : on comprend qu’elle appartient à Lyon à un réseau français d’anticolonialistes qui aident le mouvement indépendantiste algérien par conviction (et l’on sait, par ailleurs, que ce réseau historiquement a vraiment existé). L’enlèvement a lieu mais Thomas prend le parti d’aider la prisonnière, d’où s’ensuit une bagarre au cours de laquelle il tue un homme et se retrouve lui-même gravement blessé. Il parvient à fuir mais commence alors ce qui s’avère le conduire au lieu où il mourra, malgré l’aide que tente de lui apporter l’avocate, devenue amoureuse de lui et prête à se compromettre gravement elle-même pour le sauver.
On comprend alors que Thomas n’est plus sauvable, parce que c’est un homme blessé à tous les sens du mot. Physiquement, il faudrait à toute force qu’il soit opéré et soigné mais ne le peut parce qu’il est en fuite, clandestin sans papiers et de plus poursuivi par son ancien Lieutenant ; moralement, il est incapable de savoir qui il est ni où il en est ni même ce qu’il veut.
Pour la première fois, il a rencontré en la personne de l’avocate une personne qui agit par conviction, ce que lui-même n’a jamais fait.
Alain Cavalier s’emploie à faire comprendre (conformément à ses propres positions politiques) qu’il n’y a en réalité aucune motivation idéologique dans son personnage ni sans doute plus largement dans l’OAS mais en tout cas pour s’en tenir à Thomas, celui-ci dit clairement que la cause de l’Algérie française n’est pas son propos et qu’il n’y croit pas et toute sa conduite prouve qu’il ne cherche rien d’autre que l’argent dont il a besoin—d’ailleurs les Pieds Noirs qu’on voit dans le film sont parfaitement ridicules et leurs comportements dérisoires. On voit Thomas confronté soudain au problème des motivations, pas seulement en matière politique d’ailleurs mais si l’on peut dire existentiellement : lorsque le mari de l’avocate décide de l’accompagner jusqu’au Luxembourg, à Thomas étonné qui demande pourquoi, il répond « parce que j’aime ma femme ». Thomas lui aussi a dit dans la voiture à Dominique qu’il l’aimait mais on comprend que cet amour ne peut constituer pour lui une valeur affective ou morale, parce que c’est un domaine où il n’a jamais pénétré, en sorte qu’il ne sait pas ce que c’est (même si son instinct parfois lui en tient lieu).
Là pourrait bien être la raison profonde pour laquelle d’emblée, il n’avait aucune chance de s’en sortir. Malgré les apparences il lui manque depuis toujours une condition nécessaire à la survie : bien avant la blessure physique, il est déjà condamné. Tout comme l’Algérie française, qui elle aussi agonise dans des convulsions sanglantes mais à laquelle rien non plus ne permet d’être sauvée.
Denise Brahimi
FESTIVAL DU FILM FRANCOPHONE D’ANGOULEME 27 août-1er septembre 2024
Le pays invité cette année était le Maroc. On a pu voir en avant-première un film de Nabil Ayouch, dont on parlera sans doute davantage au moment de sa sortie en salle.
Voici les quelques éléments dont on dispose en attendant pour en faire une brève présentation :
“Everybody loves Touda”
Les Avant-premières
Nabil AYOUCH
France, Belgique, Danemark, Norvège, Pays-Bas, Maroc
102’
Drame
Touda rêve de devenir une Cheikha, une artiste traditionnelle marocaine, qui chante sans pudeur ni censure des textes de résistance, d’amour et d’émancipation, transmis depuis des générations. Se produisant tous les soirs dans les bars de sa petite ville de province sous le regard des hommes, Touda nourrit l’espoir d’un avenir meilleur pour elle et son fils. Maltraitée et humiliée, elle décide de tout quitter pour les lumières de Casablanca…
En cette année 2024, Nabil Ayouch a présenté « Everybody loves Touda » au Festival de Cannes, où il était invité pour la quatrième fois. Il a alors expliqué longuement ses intentions en faisant choix d’une « Cheikha » comme personnage principal de son film.
Denise Brahimi
Note sur le festival du film arabe de Fameck (Moselle) 3-13 octobre 2024
C’est la 35e édition de ce festival toujours remarquable par le grand nombre de films qu’il donne à voir et leur diversité. Cette année le pays invité est la Jordanie et le parrain du festival est Magyd Cherfi. Il y aura 44 films à voir, dont 3 longs métrages.
Nous avons déjà parlé d’un des films qu’on pourra y retrouver, celui du Marocain Nabil Ayouch, « Everybody loves Touda » qui a eu cette année les honneurs du Festival de Cannes.
Pour ce qui concerne l’Algérie , elle sera évidemment présente, notamment par le film de Merzak Allouache, « Ce n’est rien », de 2023.
Très attendu aussi le film de Karim Moussaoui, «L’effacement »,d’après le roman de Samir Toumi.
Et tous les admirateurs du film de Mohamed Zinet (1932-1985) « Tahya Ya Didou », tourné en 1970 dans les rues d’Alger, seront heureux de voir le documentaire que lui consacre Mohammed Latrèche sous le titre « Alger, Zinet, le bonheur ».
Denise Brahimi
Et toujours ces deux films sur la richesse de la vie associative algérienne que nous vous invitons à visionner.
– Utiles
de Bahia Bencheikh-EL-Feggoun
Cliquez ici pour voir le film et le mot de passe utilesjoussour
–Entre nos mains
de Leila Saadna
Cliquez ici pour voir le film, puis mot de passe utilesjoussour
Et sa bande-annonce, cliquez ici
- Jeudi 3 à samedi 5 octobre, à Lyon, “D’hier à aujourd’hui, les pieds-noirs et l’Algérie”
- Mardi 8 octobre Conférence sur l’anthropologue Odette de Puigaudeau en Mauritanie par Mamine EVIN, guide touristique mauritanien. Maison des passages Lyon
- Mercredi 9 octobre, Projection du film Sirocco d’Habib Ayeb, suivie d’un débat avec l’auteur. Cinéma Opéra de Lyon
- Jeudi 10 octobre Projection de “Maintenant ils peuvent venir”, suivie d’un débat avec le réalisateur Salem Brahimi, au cinéma Gérard Philipe de Vénissieux
- Vendredi 11 octobre Projection en avant première du film “Dans le sillage de Frantz Fanon” , suivie d’un débat avec son réalisateur, Mehdi Lallaoui à l’Opéra Underground de Lyon.
- Samedi 12 octobre, colloque “Frantz Fanon et Lyon” à la Faculté de Médecine Lyon-Est (Grange Blanche) à Lyon
- Samedi 19 octobre et dimanche 20 octobre Manifestation Mémoires et fraternité de la 4ACG à Clermont Ferrand “D’un camp à l’autre, des camps de regroupement aux camps de réfugiés”
- Soirée sur Frantz Fanon, référence de la pensée post coloniale au Bar associatif Les Clameurs de Lyon le lundi 21 octobre
- Mardi 22 octobre au Cinéma Lumière Bellecour (Lyon), projection de “Chroniques fidèles…” d’Abdenour Zahza suivie d’un débat.
N’hésitez pas à nous signaler livres, films, expositions relatifs au Maghreb, et même à nous envoyer des petits textes à leur sujet.
Une lettre d une excellente acuité et très documentée
Denise Brzhimi donne une version personnalisée et si authentique de tous ces ouvrages qu on a envie de lire!
Et partager avec les amis kabyles et judeokabyle
Je vous ferai part de ma rentrée littéraire bien remplie avec mon livre Les Atlan ceux de Bougie ” et ne demande qu à rester en contact avec vous
Amitiés judeokabyles
richard.atlan@gmail.com 06 47692873