Article du journal algérien Liberté et les témoignages de Yasmina Khadra, Benamar Mediene et Saïd Yassine Hannachi après la disparition de Yamina Mechakra.

1000_200_150YAMINA MECHAKRA (1949-2013)
Une katébienne nous quitte…

Par : Rachid Hamatou

 

“Je m’en allais vers Arris, les yeux fixés sur mes doigts qui, à l’horizon, se tressaient avec d’autres doigts pour ramasser les nuages du ciel et les presser sur une terre brisée d’oubli, enceinte d’un grain millénaire, parcheminé de routes lointaines pour que pousse le blé que nos ancêtres avaient promis”, écrivait Yamina Mechakra dans La Grotte éclatée.

Avant-hier, la nouvelle de la disparition de la romancière, fille de Meskiana, Yamina Mechakra, a eu certainement l’effet d’une bombe assourdissante dans le milieu journalistique, mais aussi littéraire de la capitale (Alger).
Mais sans nul doute, la douloureuse information de sa disparition a été doublement ou triplement plus éprouvante dans son pays d’origine, les Aurès. Auteur d’un véritable chef-d’œuvre avec La Grotte éclatée (éditions Sned, Alger, 1979), et préfacé par Kateb Yacine, qui a accompagné Yamina Mechakra dans l’écriture de ce roman/récit par ses conseils et ses précieuses orientations. Ils étaient nombreux à se pencher sur une œuvre qu’on n’arrivait pas à classer : roman, récit, nouvelle… La Grotte éclatée, à sa sortie, donnait un agréable fil à retordre aux lecteurs mais aussi aux critiques, qui dans leur quasi-majorité aimaient, lisaient et relisaient. Une des dernières approches et tentatives de déchiffrage, qui est considérée comme une bonne tentative de cerner l’écriture mechakrienne (car elle existe !), nous vient de l’université de Batna (département des langues, 2012) où, à l’occasion d’un mémoire de fin d’études (“La quête identitaire et spéléologique de Yamina Mechakra”), Meriem Safia Gharib, deuxième année master littérature et civilisation étrangère, avait apporté de nouveaux éléments de lecture, notamment ceux relatifs au fait que l’écrivaine donnait l’impression de prendre un malin plaisir à codifier et rendre mystérieux son texte, à travers une écriture en rétrospective. Il est courant que les lecteurs “fuient” ce style d’écriture, mais avec Yamina et sa Grotte, “le compliqué devient plaisir”, déclare la jeune étudiante, qui, contactée par nos soins pour nous livrer ses impressions à l’annonce du décès de la fille de Meskiana, nous dit avec grande peine et tristesse : “C’est la plus mauvais nouvelle que j’ai reçue depuis celle du décès de mon père il y a une dizaine d’années. Je ne connais pas Yamina Mechakra personnellement, mais à la lumière et à la lecture de son roman, j’ai l’impression de l’avoir connue depuis toujours. Lisez une seule fois La Grotte éclatée et vous deviendrez auressienne ou auressien par la couleur, le mot, la description. Un récit aussi profond que complexe.” A propos du texte, notre interlocutrice nous dira : “Ce qui ressort est la force de l’auteur et son génie à mettre en valeur et donner de la voix à la littérature orale longtemps marginalisée, voire méprisée.” Et de regretter : “J’aurais tant aimé que lors du dernier colloque sur la littérature maghrébine d’expression française, qu’on fasse un hommage de son vivant à Yamina Mechakra, mais il n’est pas trop tard pour que cette Chaouia jusqu’à l’os et Algérienne jusqu’au bout des ongles soit honorée.” L’omniprésence de la mythologie berbère, le récit, le sacré et le profane, la fécondité, l’usage de la symbolique et de la parabole, ainsi que le subtil dosage de l’intertextualité donnent un caractère unique et particulier qui distingue l’écrit de Yamina Mechakra, auteur de La Grotte éclatée  et Arris.
A l’annonce du décès de Yamina Mechakra, un ancien ami qui a connu et côtoyé la romancière, qui faisait des voyages à Batna, pour aller visiter le tombeau d’Imedghassen et Timgad, Ali Ben Belkacem, journaliste à Batna, nous a fait parvenir un courrier, comme contribution et témoignage en tant qu’ami : “Le besoin de communiquer chez ma sœur Yamina n’a pas de limite, et son altruisme sont certainement les deux facteurs qui l’on dirigée vers l’expression littéraire. Il y a toujours eu un nœud central dans les écrits de Yamina comme d’ailleurs chez Kateb, l’un s’appelle Nedjma l’autre Arris… un point de départ. Elle était comme en transe lorsqu’elle affirma avec un grand élan de dignité qu’elle constatait déjà les signes ou prémices de l’avènement de cette révolution culturelle nationale se construire à Batna et Meskiana. Il est vrai que l’atmosphère à cette époque était à l’activisme thématique et qualitatif, ce qui créa de l’optimisme et de l’espoir.” Le mot qui revenait souvent dans la bouche de Yamina, nous dit son ami, est “révolution culturelle”.
Elle ne l’a pas connue ni vue de son vivant, mais des jeunes, pleins de jeunes s’intéressent plus que jamais à son œuvre ; peut-être que le rêve aura lieu à titre posthume. Ce qui ne sera pas trop mal non plus !

Ils ont dit
YASMINA KHADRA, ÉCRIVAIN :
“Dans notre pays, le génie ne brille pas,il brûle”. “Pour moi, Yamina Mechakra incarne l’Algérie tombée en disgrâce. C’est avec une immense affliction que j’apprends sa disparition. Elle m’a écrit il y a trois ans pour m’annoncer son admission à  l’hôpital. Je l’avais tout de suite appelée. Sa voix au bout du fil me parvenait du bout de la nuit. Je lui avais envoyé un bouquet de fleurs et je lui avais promis de lui rendre visite. A l’hôpital on m’avait dit qu’elle était rentrée chez elle. Je n’ai pas réussi à obtenir son adresse. J’avais tellement besoin de la rencontrer pour lui dire ce que La Grotte éclatée m’avait apporté. Un roman économe de ses moyens, mais d’une intensité troublante. Kateb Yacine avait salué en elle la force tranquille d’un talent sain et juste. Yamina fut une dame éclairée. Mais dans notre pays, le génie ne brille pas, il brûle. Oubliée de tous, Yamina a vécu le naufrage auquel sont voués les consciences et les généreux chez nous. Aujourd’hui, elle repose dans nos mémoires sinistrées”.

BENAMAR MEDIENE, UNIVERSITAIRE ET ÉCRIVAIN :
“Kateb, Issiakhem voyaient en elle une résurrection de la Kahina”
“Je suis navré d’apprendre le décès de Yamina Mechakra que j’ai rencontrée avec Kateb Yacine. La Grotte éclatée a été pour moi un livre-coup de tonnerre, une introspection à vif dans l’inconscient des Algériens. Ce livre est un oued de feu écrit d’un  seul souffle, comme si Yamina était dans l’urgence de dévoiler, de verbaliser ce qu’elle avait aperçu au fond de la grotte, là où gisent les secrets de l’être dans ses utopies et ses désespérances. Kateb avait bien vu en Yamina une soeur siamoise avec laquelle il aurait escaladé le Djurdjura pour faire entendre le choeur fémininmasculin déclamant le retour des ancêtres et la déchéance des imposteurs, voleurs de symboles: Yamina, archéologue de l’esprit, était une femme qui savait métamorphoser ses failles, sa timidité, son humilité dans l’attente d’une complicité avec celles et ceux qui oeuvrent dans l’imaginaire et l’incarnent dans la parole et l’art. Kateb, Issiakhem l’aimaient et voyaient en elle une résurrection de la Kahina. L’absence d’Issiakhem, puis de Kateb, l’a rendu orpheline. Que le silence est cruel, que le silence est injuste quand une âme si belle, quand une intelligence si vive, disparaît au fond de l’horizon sans recevoir quelques fleurs ou un signe de la main”.

SAÏD YASSINE HANNACHI, DIRECTEUR DES ÉDITIONS MÉDIA-PLUS
“Sa disparition est une perte pour le monde de la littérature” “Je n’ai pas eu l’honneur de connaître personnellement cette grande dame, sa disparition est une perte pour sa famille, pour nous, pour l’Algérie et pour le monde de la littérature. Je me permets de partager ces quelques lignes contenues dans le livre Les Belles algériennes, confidences d’écrivaines, signé par Nassira Belloula et publié en 2006 par les éditions Média-Plus de Constantine. ‘J’écris avec mon coeur, mes viscères ; mes textes, en gestation, sont des accouchements douloureux’. Yamina Mechakra disait : ‘les gens s’imaginent que je me suis tue. Or je n’ai cessé d’écrire,mais j’écris et je perds. Je n’ai pas la chance de Kateb Yacine qui a eu Jacqueline Arnaud qui a sauvé et fixé ses textes transhumants. J’ai commencé à écrire à neuf ans, un roman à douze ans (manuscrit illustré de ses propres dessins intitulé Le Fils de qui ?) et j’ai publié à vingt-quatre ans. Je viens de sauver Arris et je n’en ai publié qu’un dixième. A l’origine, Arris fait 400 pages, et la mythologie d’Araki incluse dans le roman 120 pages. ‘Une femme qui écrit vaut son pesant d’or’, disait d’elle Kateb Yacine en préfaçant La Grotte éclatée, écrit en 1973. Il aura fallu le réécrire trois fois, trois versions, toutes lues par Kateb Yacine pour que Yamina Mechakra décide de le publier en 1979”.
S. K.

Contactés par nos soins, l’écrivain Yasmina Khadra, l’universitaire et écrivain Benamar Mediene et l’éditeur algérien basé à Constantine Saïd Yassine Hannachi évoquent Yamina Mechakra et son apport à la littérature algérienne.