Film “Tempête de sable” d’Elite Zexer (2016)

Il semble que dans le monde arabe et dans le Proche-Orient en général, on soit aujourd’hui très intéressé par la survivance—ô combien problématique— des communautés bédouines, qui ont gardé des traces d’un passé lointain, antérieur à l’islam et qui sont encadrées par des structures tribales essentielles à leur identité. C’est le sujet auquel se consacre le film récent d’une jeune réalisatrice israélienne, Elite Zexer, dans un film qui a retenu l’attention et qui dans l’ensemble a été salué par la critique. Il se peut cependant qu’on l’ait regardé un peu trop vite et ramené trop vite aussi à des thèmes bien connus voir rebattus tels que le combat mené par les jeunes femmes récalcitrantes contre la pratique traditionnelle du mariage forcé.

Tradition et modernité, voilà ce qu’on développe à propos de ce film, alors même qu’il repose sur des constats subtils voire inattendus.

Premier constat concernant la modernité : elle n’apparaît en aucune façon comme une intrusion qui menacerait la communauté bédouine, ici une famille qui certes nous est montrée en pleine crise mais pour d’autres raisons. Les Bédouins qu’on nous montre vivent en territoire israélien, à la frontière de la Jordanie, dans le désert du Néguev. Ils ont accès à ce que la société israélienne peut offrir comme biens de consommation, moyennant quelques aménagements concernant les appareils électriques, du type machine à laver. Pour le reste rien d’exceptionnel, le téléphone portable joue son rôle chez les jeunes comme il le fait dans tant d’autres parties du monde, et les automobiles (plutôt du genre 4X4 il est vrai) ont de toute évidence remplacé les chameaux, dont on ne voit pas la moindre trace. Peut-on dire que cette apparition des objets modernes voire contemporains jette le trouble dans la vie de cette petite communauté ? On ne voit rien de tel dans le film d’Elite Zexer, le seul trouble qui apparaisse est causé par la panne de certains objets, tels que la machine à laver encore elle. Pour le reste l’intégration semble se faire sans problème, elle est déjà faite d’ailleurs ; tout au plus devine-t-on qu’il peut y avoir choix entre les objets pour des raisons de coût et de goût : lorsque Suleiman s’installe avec sa seconde épouse, il va acheter à Amman tout ce dont il a besoin pour équiper sa nouvelle maison ; mais peut-être est-ce aussi parce qu’Amman est la grande ville la plus proche et la plus accessible de chez lui.

Pour ce qui est des relations entre les personnages, il ne faut pas non plus y chercher une sorte de primitivisme qui serait étranger à ce que nous considérons comme l’apanage de la civilisation, à savoir l’importance des sentiments tels que l’affection et la tendresse. Celles-ci apparaissent au contraire dans toutes les relations entre les personnages du film. Celui-ci s’ouvre sur une très jolie scène ou l’on voit le père, Suleiman, bel homme au visage intelligent et fin, confier la conduite de la voiture dans laquelle ils roulent à sa fille Layla—qui manifestement a déjà eu d’autres occasions d’apprendre et s’en tire parfaitement bien. Ils sont heureux tous les deux et tout à fait complices, quitte à ce que Layla reprenne sa place de passagère lorsqu’ils arrivent dans leur village, pour ne choquer personne. D’ailleurs Layla a toute confiance dans ce qu’elle sait être l’amour que lui porte son père, et ce n’est certainement pas par un manque d’amour qu’il faudra expliquer, plus tard, le mariage forcé auquel il la condamne alors qu’il la sait amoureuse d’un autre garçon.

Plus rude paraît d’abord Jalila, une femme encore jeune, épouse de Suleiman dont elle a eu plusieurs filles dont Layla est l’aînée. Mais comment pourrait-il en être autrement alors que le film commence au moment où elle doit accueillir la deuxième épouse de son mari ? Elle le fait d’une manière parfaitement correcte, même s’il est évident qu’on ne peut lui en demander plus et qu’elle est très gravement blessée. Mieux vaut s’étonner que dans ces circonstances, elle garde pour son mari une sorte d’affection protectrice, qui apparaît au cours d’une très belle scène dans la pénombre, où se manifeste (de manière contenue) la tendresse amoureuse qu’ils gardent l’un pour l’autre.

Rude aussi la manière dont Jalila essaie d’imposer son autorité à Layla, sans y parvenir complétement. Le moment où le film atteint sa plus grande violence est celui où elle donne une gifle à sa fille qui d’ailleurs l’a provoquée. Mais de brutalité physique, il n’y en aura pas d’autre, à aucun moment. Même les sœurs plus jeunes de Layla gardent beaucoup de liberté et ne sont pas soumises à une discipline exigeante : l’une d’entre elles, par exemple, décide de ne pas « s’habiller » pour le remariage de son père et elle garde son pull ordinaire sans que personne ne l‘oblige à rien. Le seul moment où Jalila risque de s’effondrer est celui où elle retourne chez ses parents parce que son mari l’a répudiée et se trouve ainsi séparée de ses filles. Moment d’autant plus émouvant qu’elle n’a jamais laissé apparaître ses sentiments jusque là. Même pas ou surtout pas à l’égard de Layla, et c’est seulement au cours d’un affrontement violent avec Suleiman qu’elle est amenée à dire toute son admiration pour la beauté et l’intelligence de sa fille aînée. Jalila est un admirable portrait de femme blessée, qui refoule et réprime son besoin d’amour.

Comment dans un contexte qui nous paraît si proche de la sensibilité moderne et contemporaine peut-on comprendre des faits aussi violents que le re-mariage de Suleiman, la répudiation de Jalila et le mariage forcé imposé à Layla ? C’est toute la question et c’est justement ce que le film essaie de nous faire comprendre, en se gardant bien d’expliquer et d’expliciter, ce qui fait évidemment la force d’une cinématographie dont l’unique moyen d’action consiste à montrer.

S’impose en effet peu à peu au public, parce qu’elle s’est d’abord imposée aux personnages du film, l’idée voire l’évidence que ce qui est en cause est la survie d’une petite communauté forcément fragile—au point qu’elle n’a même pas besoin de conscientiser sa fragilité. Lâcher prise sur les traits essentiels de la structure tribale— qui est millénaire mais ne concerne désormais qu’un très petit nombre de gens (toujours décroissant)— serait une abdication, un reniement, et plus qu’un constat d’échec, celui d’un décès. Dès le début du film, Layla se refuse de toutes ses forces à porter un tel coup : lorsque son gentil amoureux lui propose de fuir avec lui pour se réfugier chez un oncle, elle le rejette comme s’il lui proposait de commettre un crime. Sur les raisons pour lesquelles elle accepte finalement le mariage forcé, il y aurait beaucoup à dire mais l’essentiel est certainement le refus d’une trahison à l’égard des siens : si son monde doit mourir, elle n’aura pas œuvré à sa mise à mort.

Denise BRAHIMI

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