Film « Dans ma tête un rond-point » d’Hassen Ferhani, 2016
Le jeune réalisateur de ce film ne cherche nullement à se faire passer pour un avant-gardiste, voire un révolutionnaire. Et pourtant il l’est, provoquant chez les spectateurs un étonnement considérable, qui commence dès les premières images : on ne comprend pas immédiatement à quel point elles sont une sorte de provocation tranquille, mais on ne peut manquer de les ressentir comme en rupture totale avec toute espèce d’attente ou de probabilité.
En effet, la seule chose qu’on sache au départ de cette aventure est qu’il s’agit d’un documentaire sur les abattoirs d’Alger et réellement tourné dans ce lieu—ce que le titre n’indique pas évidemment— mais pour ce qui est de la localisation et si l’on peut dire du décor, il s’avère que c’est bien de cela qu’il s’agit et qu’à aucun moment on ne sortira de ce huis-clos.
Des abattoirs donc, où l’on ne peut manquer de voir quelques bêtes, principalement des jeunes taureaux transformés en carcasses et en peaux, avec du sang évidemment, mais beaucoup moins qu’on aurait pu le supposer, tant il est clair que le réalisateur a voulu éviter à tout prix de faire un film « gore » tout autant qu’un œuvre de revendication contre la souffrance animale. A chacun son propos, le sien est clairement autre, il consiste en un certain regard, comme on dit au Festival de Cannes, porté sur les hommes jeunes ou vieux qui vivent dans cet endroit —qui vivent et qui parlent et qui pensent et qui rêvent ; qui existent au sens le plus fort du mot , et pas du tout comme des zombies qui perdraient dans ce lieu de mort toute espèce d’individualité vivante—certainement pas, bien au contraire, on est à mille lieux d’une telle représentation.
Et pour revenir aux premières images et au dialogue qui de façon ahurissante en est l’ accompagnement, on n’aurait certainement pas imaginé que comme chez le philosophe Platon, ledit dialogue serait consacré à l’amour, aux critères de la passion amoureuse, à la place qu’elle tient dans nos vies etc. Il est vrai que les deux garçons qui devisent à ce propos ont une vingtaine d’années, c’est le cas du plus jeune en tout cas, ce qui est un âge normal pour ce genre de préoccupation—mais attention toutefois, ce n’est pas de sexualité qu’il s’agit ni de besoin physique à satisfaire, mais de l’amour qui conduit au mariage comme à sa conclusion naturelle, non sans une touche de romantisme ici ou là comme le désir de fuir loin du monde avec l’être aimé.
On se dit qu’on rêve, mais non, ce sont bien les personnages du film qui rêvent, et ce rêve tient sans doute une place prééminente dans leur vie, alors même qu’elle est normalement consacrée au travail, un travail très physique, très matériel, qui semble à certains moments épuisant. Toutefois, les protagonistes du film, disons les cinq ou six personnages principaux, sont à l’unisson pour dire que leur fatigue est beaucoup plus morale que physique. Ils survivent en s’évadant à leur façon, le rêve d’amour, le football, la musique (raï et chaabi), la poésie…
Eh ! oui, la poésie, ce qui sera peut-être pour les lourdauds que nous sommes le principal su jet d’étonnement. Il se trouve que dans la représentation occidentale, les abattoirs qui ont connu la plus grande notoriété sont ceux de Chicago, remarquables par l’organisation scientifique du travail et sa « taylorisation », destinée à obtenir par une exploitation forcenée des travailleurs le meilleur rendement ; tout le monde sait ce que Charlie Chaplin a montré dans Les Temps modernes sur cette robotisation des ouvriers devenus par force de simples rouages de la machine. Il n’est pas question, on s’en doute, de dire que les abattoirs d’Alger seraient une sorte de Jardin des délices paradisiaque parce que resté au stade préindustriel où les hommes sont encore maîtres de leur travail. Mais enfin ceux qu’on voit dans le film de Hassan Ferhani n’ont rien perdu de leur individualité, ils sont certes d’une grande pauvreté et cloués dans ce lieu dont ils n’ont guère le moyen de sortir (où iraient-ils, et pour faire quoi ?)—mais de manière tout à fait sidérante, et c’est encore un autre sujet d’étonnement, on éprouve à les regarder le sentiment qu’ils n’ont en rien abdiqué ce qui fait d’eux des personnes et que pour cette raison on peut appeler leur liberté. On peut dire « liberté intérieure », pour tenir compte de ce qui de l’extérieur pèse sur eux matériellement, mais c’est aussi une liberté qui s’exprime beaucoup par la parole, même ou surtout lorsque celle-ci peut paraître divagante. Divagation et liberté qu’on chercherait en vain semble-t-il dans le prolétariat occidental dont Marx et Engels ont commencé la description dès le milieu du 19e siècle.
Oui décidément, sidération il y a et notamment lorsqu’un certain public formaté par les médias ne retient du film qu’un archaïsme déplorable, l’absence d’hygiène et la misère consternante, physique ou morale. S’en tenir à ces aspects du film implique qu’on l’aborde avec une masse de préjugés qui rendent aveugle sur ce que, de toute évidence, on voit.
Le changement d’attitude que nous demande un film (supposé documentaire) comme celui-là découle en fait, si on veut bien en mesurer toute la portée, de l’idée qu’il s’agit non pas d’un film « sur » mais d’un film « avec ». Cette définition-là implique qu’on accepte d’éprouver une empathie (et c’est évidemment l’art du réalisateur que d’avoir su la provoquer) qui n’est pas l’attitude la plus fréquente face à un documentaire. Pas de distanciation brechtienne (rien à voir de toute façon avec Sainte Jeanne des abattoirs, malgré le titre !). Le réalisateur se sent sans doute plus proche du néo-réalisme italien, non sans combattre la tendance au pathétique par un emploi judicieux du burlesque. Sans aller jusqu’au quatre-vingt dix voies dont parle le garçon du film qui est l’inventeur de la formule « dans ma tête un rond-point », il est vrai que le film laisse aux spectateurs la possibilité d’interprétations multiples, conformément à cette liberté en acte qu’il montre chez ses personnages.
Denise Brahimi
J’ai du mal à voir ce film comme un documentaire tant les histoires qu’il nous raconte semblent écrites, inventées… Hassen Ferhani, que notre association a invité à présenter son film au Méliès de Saint Etienne (avec l’association Culture d’Afrique) et au Cinéma Opéra de Lyon voulait faire un film autour des bâtiments de l’abattoir d’Alger. Ces superbes bâtiments du début du 20ème siècle devaient être démolis. Il a installé plusieurs mois sa caméra dans ces lieux, accumulant une quantité impressionnante de rushes, qui auraient pu faire plusieurs films. Mais ce sont des hommes, et quelques animaux (plutôt des vivants, des chats, des rats, des oiseaux comme ce goéland immigré ami de l’ouvrier-philosophe Amou) qu’il nous fait côtoyer pour notre plus grand intérêt. Des hommes et même des types d’hommes, le jeune amoureux, le copain mentor, le philosophe, le vieux poète, le vieux fou (en fait l’ancien comptable, venu hanté ces lieux après un drame personnel pendant la décennie noire…).
Le film ne manque pas de cocasserie, au milieu de ces lieux sanglants, où même si le pire nous est épargné, le sort réservé à de magnifiques bovins donne des tentations de veganisme… Justement la scène du taureau qui refuse de se laisser traîner à l’abattoir, empêchant du coup quelques spectateurs de voir le match de foot d’une télé enfin réparée, fait penser aux comédies italiennes de l’après-guerre, influence que Ferhani ne récuse pas.
Au point du reste que ce film pourrait se passer dans d’autres lieux que l’Algérie…
Et Amou le philosophe propose à la fin du tournage son titre pour le film : « On ne ment pas mais on ne tombe pas dans la vérité ». Une belle alternative au rond-point et ses multiples voies. Un documentaire, donc ?
Michel Wilson