Lettre culturelle franco-maghrébine # 41

ÉDITO

Pas de film dans notre lettre du mois, pour une fois : la lettre d’avril vous offrira le commentaire de 4 films, donc patience!

Ce mois-ci, place à la littérature, à la poésie, la géopolitique. Et puis, nous vous partageons nos ressentis de spectateurs du seul en scène de Reda Seddiki.

Bonne lecture.

Denise Brahimi et Michel Wilson

 

 

« DERNIERES HEURES AVANT L’AURORE », roman par Karim Amellal, éditions de l’Aube, 2019

Apprécions pour commencer le très beau titre de ce roman, même s’il est difficile de dire à quel point l’aurore annoncée est proche (en ce début d’année 2020), comme le souhaite l’auteur du livre pour ses compatriotes algériens. Cependant, cet espoir n’apparaît qu’à la dernière ligne du livre, et pour une nouvelle génération, à laquelle n’appartiennent pas les personnages du roman. Leur histoire a été évoquée au présent de la narration, c’est-à-dire au moment où ils sont devenus vieux mais aussi, par un retour au passé, à un ou des moments antérieurs, quand ils étaient jeunes, alors que le pays vivait encore la période coloniale et la guerre d’indépendance qui allait y mettre fin. C’est donc à un balayage de l’histoire algérienne récente que nous sommes conviés, et les différentes étapes en sont connues même si, paradoxalement, la dernière est celle sur laquelle nous sommes le moins bien renseignés.
Si nous remettons ces étapes successives dans leur ordre chronologique, nous remontons à la période de la guerre, vers 1957 semble-t-il, c’est-à-dire juste après la bataille d’Alger, qui est la ville où se passe l’action. Après quoi on assiste à la fois à l’immense espoir dont l’indépendance est porteuse et à sa retombée, jusqu’à ce qu’arrive la terrible décennie noire, qui entraîne le départ pour la France des deux principaux personnages, Mohamed et son ami Rachid, le second avec femme et enfants, tandis que le premier laisse derrière lui à Alger son amie Sonia ; de celle-ci on apprendra peu à peu la très douloureuse histoire, impliquant un quatrième personnage, Ali, qui fut son amour de jeunesse et qui a toujours gardé avec elle un rapport d’amitié. Cependant, dans l’intervalle, Sonia s’est éprise de Mohamed, et a tenté de vivre avec lui une relation qui est restée incertaine, car il s’agit d’un homme si gravement atteint dans son affectivité qu’il n’est sans doute plus ou n’a jamais été capable d’aimer.
Les incertitudes de ce couple qui n’arrive pas à en être un peuvent être vues comme le reflet d’autres incertitudes, collectives celles-là, vécues par un pays tout entier qui ne sait pas où il va et pour qui cette incertitude est quasi insupportable. Il s’agit de l’Algérie d’après la décennie, c’est-à-dire depuis une petite vingtaine d’années, très difficile à apprécier par les historiens comme par les autres, et c’est certainement l’apport le plus intéressant, le plus original, du livre de Karim Amellal que cette évocation de la période la plus contemporaine vécue par l’Algérie, jusqu’à cette sorte d’explosion qui commence le 22 février 2019, inaugurant le « Hirak »— mot arabe dont la traduction en français est mouvement.
Le roman de Karim Amellal s’arrête en fait juste avant l’entrée de l’Algérie dans le hirak et alors que le pays est encore en train de vivre ce qu’il désigne symboliquement comme les « dernières œuvres avant l’aurore ». On connaît la définition de l’aurore reprise à Giraudoux par Emmanuel Roblès qui en fait le titre de son roman de 1952 :
« – Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? »

La force de Karim Amellal est de concilier lui aussi les deux aspects opposés qu’on trouve dans cette citation, saccage et désastre d’un côté et de l’autre les premières lumières de l’aurore. En fait le moment présent évoqué dans son livre est encore entièrement dans les ténèbres, et ces « dernières heures », incontestablement sont fort sombres. Mais il n’y a pas chez lui de complaisance pour cette vision pessimiste, elle fait partie du déroulement dramatique de son livre et de sa logique : pour les vieux hommes que sont devenus Mohamed et Rachid, il n’y a rien à attendre d’un retour à Alger, au moment où tout le monde sait qu’une ultime étape s’achève et qu’elle n’a que trop duré. On peut le dire encore autrement, et très concrètement : Rachid meurt pendant ce séjour inutile, des effets ultimes d’un cancer qui traînait depuis longtemps. Mohamed ne peut plus appartenir à l’histoire parce qu’à cet égard il a lâché prise et s’abandonne à des fantasmagories, les hallucinations qui le harcèlent sont douloureuses et angoissantes mais en même temps elles lui permettent d’échapper à la réalité, autant dire qu’il n’y en a plus pour lui.
Seuls des êtres jeunes et dans la force de l’âge peuvent survivre à ce qui s’est installé en Algérie avec le début du 21e siècle et après la décennie noire. De celle-ci, certes, les formes les plus violentes ont disparu mais on ne peut dire qu’il y ait eu pour autant un redémarrage, encore moins un renouveau. C’est le temps des être amorphes, de ce qu’un roman africain a désigné comme une « saison d’anomie », absence de lois certes mais plus encore absence de direction et d’élan. On trouve comme définition de l’anomie « l’anarchie, le chaos où un Etat devenu fou peut entraîner une société ». 
La dénonciation portée par Karim Amellal est beaucoup moins violente que celle du romancier africain Wole Soyinka, mais en fait, son livre ne traite pas des événements de la décennie, il se situe dans leur ombre portée et dans leur au-delà, et donc les effets désastreux dont il parle ne sont pas tout à fait du même ordre. En fait l’âge avancé des personnages principaux du livre symbolise assez bien le fait que le régime tout entier ne saurait désormais survivre bien longtemps et c’est aussi ce qu’il faut comprendre de ce livre, où cependant l’espoir d’un renouvellement pour le proche avenir n’est pas dit explicitement. Il est certain que les remontées d’un passé mortifère sont ce qui domine, notamment chez Mohamed, et le coupent de ce qu’on pourrait appeler les possibilités normales de survie.
S‘il y a un mot qui semble bien adapté à l’Algérie contemporaine et qui est explicité de façon remarquable par sa littérature, c’est bien le mot « trauma ». Puisse le hirak entraîner avec lui un cortège de nouveaux mots où il n’y aurait plus à utiliser celui-là.
Denise Brahimi

 

 » JUSTE AU DESSUS DU SILENCE » d’Anna Greki , traduction de Lamis Saïdi , éditions Terrasses, 2019

Au cœur de ce livre se trouve un ensemble de poèmes bilingues, écrits en français par Anna Greki et traduits en arabe, beaucoup plus récemment, par une poétesse algérienne Lamis Saïdi.
Mais on y trouve aussi plusieurs autres textes, dont certains ont été écrits en français par Anna Greki et non traduits, et aussi des hommages qui lui ont été rendus par plusieurs écrivains algériens, peu après sa mort au début de l’année 1966, alors que, née en 1931, elle n’avait encore que 35 ans.
Deux raisons principales attirent l’attention sur ce livre et en font l’intérêt. Ce sont d’une part la personnalité remarquable voire exceptionnelle d’Anna Greki, et d’autre part la traduction en arabe d’un nombre non négligeable de ses poèmes extraits de deux recueils, Algérie, capitale Alger et Temps forts publiés l’un et l’autre après l’indépendance de l’Algérie (1963 et 1966) mais écrits de part et d’autre de cet événement, l’un avant et l’autre après. Cette situation dans le temps explique la thématique dominante de chacun d’eux. Le premier a été inspiré à l’auteur par son expérience de détenue : Pendant la bataille d’Alger elle a été arrêtée par les autorités de l’Algérie encore coloniale, pour faits de militantisme en faveur de l’indépendance du pays. Pendant sa détention en mars-avril 1957, elle est torturée, dans des conditions qu’elle décrit de manière précise et finalement expulsée vers la France, où elle devra rester jusqu’en 1962.
De retour dans l’ Algérie indépendante, qu’elle considère comme son pays, elle connaît d’autres épreuves qui ne lui sont pas moins pénibles, autour de deux problèmes principalement. Pour qu’on lui attribue la nationalité algérienne, il faut que celle-ci soit dissociée de l’appartenance arabo-musulmane, dont beaucoup voudraient faire une condition sine qua non. Les questions concernant la définition de la nationalité algérienne sont un enjeu majeur dans l’Algérie de l’immédiate indépendance. Anna Greki ne pouvait manquer de prendre parti dans ce débat qui la concerne directement, tant il est clair pour elle qu’elle est de nationalité algérienne et ne peut manquer d’être reconnue comme telle. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à être concernée, si l’on pense à quelqu’un comme Jean Sénac pour qui se pose le même problème dans les années qui suivent l’indépendance : Kateb Yacine lui-même lui dénie le droit de se considérer comme algérien !
Par ailleurs Anna Greki est écrivaine mais ne connaît pas l’arabe et ne peut écrire qu’en français. Naturellement c’est aussi le cas de beaucoup d’autres écrivains, à dire vrai à peu près tous ceux et celles qu’on se met à appeler ) cette époque les écrivains algériens de langue française ou d’expression française ou encore comme Anna Greki préfère le dire : de graphie française ; elle est d’ailleurs de ceux qui vivent cette situation comme inconfortable et elle y réfléchit beaucoup, ne voyant d’autre solution que de considérer que cette situation dont les raisons sont historico-politiques, dues à la colonisation, est provisoire, en attendant que l’Algérie indépendante ait le temps de former dans leur langue ses citoyens dont la grande majorité sont encore analphabètes.
Pendant la période qu’elle vit elle-même, elle considère qu’il faut ou faudrait multiplier les traductions, ce dont elle n’a que très peu bénéficié elle-même, ayant disparu très peu de temps après l’indépendance. Mais on comprend pourquoi la traduction de ses poèmes proposée par Lamis Saïdi dans ce livre des éditions Terrasses (titre emprunté à une revue créée par Jean Sénac) prend aujourd’hui une importance particulière et semble réaliser un vœu d’Anna Greki elle-même—au-delà même de la question de la langue, c’est un moyen de lui conférer cette algérianité à laquelle elle tenait tant. Ce qui n’est évidemment que justice, tant elle s’était battue pour l’obtenir.
Anna Greki a laissé à tous ceux qui l’ont connue et qui éventuellement parlent d’elle le souvenir d’une personne remarquablement combattive, avec passion et intransigeance. Sa dénonciation du régime colonial, qui la met en profonde sympathie avec Frantz Fanon, en est la preuve, mais tout autant sa dénonciation de certaines attitudes qu’elle observe, avec mépris et dégoût, dans la société algérienne d’après l’indépendance. Cette fidélité active à l’idéal révolutionnaire est exemplaire, en ce sens qu’elle n’a pas été la seule à vouloir s’y tenir mais que d’une manière ou d’une autre, ils et elles en ont été empêchés —dans son cas par la mort, et celle-ci est apparue comme particulièrement absurde, Anna Greki lui ayant échappé plus d’une fois auparavant.
Denise Brahimi


La traductrice de poèmes d’Anna Greki, Lamis Saïdi, est elle-même une poétesse algérienne qui a beaucoup fait pour tenter d’ouvrir ce domaine de la littérature à un vaste public. Une universitaire lyonnaise, spécialiste entre autres de la traduction, a bien voulu caractériser le type de traduction de Lamis Saïdi et le fait en ces termes : « J’ai lu la traduction qui relève de ce qu’on appelle la traduction « sourcière », c’est à dire qu’elle « colle » au texte. Les images sont traduites de manière littérale. Dans certains cas précis, la traductrice arrive à rendre la force allusive des images (…) Sa traduction essaye même de ménager les effets de rythme (anaphores, allitérations et assonances) ».

 

« DES GENS COMME EUX » de Samira SEDIRA -Edition La brune au Rouergue 2020)


Ce quatrième livre de Samira Sedira dont nous avions commenté « La faute à Saddam » ne nous emmène pas dans un récit plus paisible que les précédents. Il y a de la souffrance et du « struggle for life » chez cette écrivaine, également comédienne, formée au Centre Dramatique National de Saint-Etienne. Et une écriture précise, et pourtant imagée, qui donne à voir, à ressentir les scènes évoquées, comme nous avions pu l’apprécier dans ses livres précédents.
Le livre s’inspire de l’affaire de la tuerie de Grand-Bornand, l’affaire Flactif, et imagine le scenario qui débouche sur l’insoutenable. En fait l’auteure nous le fait vivre dans la tête de la compagne du meurtrier, d’un homme doux, blessé, qui un soir a massacré ses voisins, les enfants, puis les parents. Le roman a plusieurs structures narratives qui s’entremêlent : les descriptions, de la vie de famille d’Anna, la narratrice et son compagnon Constant Guillot, ancien espoir du saut à la perche handicapé par un accident de saut, la vie du petit village de montagne traversé par la rivière La Trouble (…), et ses personnages attachants et pittoresques ; les séances du procès au tribunal qui permettent d’évoquer la scène du crime et les circonstances qui l’ont amenée ; enfin les dialogues implicites d’Anna et son compagnon emprisonné y compris dans le chapitre final. Il y a du Camus dans ces procédés romanesques, mais ils permettent d’amener le lecteur au coeur de l’effroyable effondrement. L’auteur nous offre aussi une scène de mariage à la Brueghel, prologue de l’apparition des personnages clés du roman, Bakary Langlois et son épouse.
Samira Sedira a abandonné dans ce roman le sujet autobiographique de l’immigration et de ses difficultés. Mais le personnage de Bakary, ex-enfant adopté venu du Gabon qui impressionne et fascine par son appétit de vivre et de dépenser à profusion un argent de séduisant escroc, paiera sans doute de sa vie, lui et sa famille, la jalousie qu’il suscite, du fait de la couleur de sa peau. On retrouve donc encore ce malaise que cet autre, ce corps étranger finit toujours par susciter dans certaines circonstances.
Mais le plus bouleversant dans ce livre, qui résonne encore longtemps après sa lecture, c’est l’analyse de la culpabilité collective qu ‘Anna fait émerger par touches successives. Son compagnon s’est mis hors du monde en commettant l’inacceptable. Pourtant si cela la coupe de lui pendant plusieurs années, elle finit par assumer sa part de responsabilité, d’aveuglement, de non dialogue.

«Je me dis aussi que peut-être il y avait des mots qu’il aurait suffi de dire pour t’empêcher de sombrer, mais nous ne savions même pas que nous étions en train de te perdre, nous ne l’avions pas encore compris.»

L‘avocat de Constant dit lors de sa plaidoirie « On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense ». ce qui fait écrire à Anna en réponse « Je ne sais pas si nous sommes capables de tuer avec autant de sauvagerie que tu en as eue (…). Ce que je sais en revanche, c’est qu’autour de toi il n’y a pas d’innocents. Nous avons tous collaboré ».
Samira Sedira est une romancière qui nous secoue, et nous imprègne, livre après livre, avec un vrai talent d’écriture.
Michel Wilson

 

« SOUS LE SOLEIL LES ARMES » par Philippe Laïk, roman, Le temps des cerises, 2019

Les gens qui connaissent l’œuvre du poète algérien Jean Sénac auront compris que le titre de ce roman est une variation sur le titre du recueil Le soleil sous les armes publié par le poète aux éditions Subervie en 1957.
L’auteur du roman, Philippe Laïk, fait d’ailleurs de Jean Sénac un personnage de sa fiction, qui pour être un roman n’en emprunte pas moins beaucoup à la réalité. Le narrateur, qui est en grande partie l’auteur, revient sur un épisode qui a pris place dans les années 1956-1958 (alors qu’il avait entre 19 et 21 ans). Il a fait partie des « appelés » de la Guerre d’Algérie qui par malchance ont été amenés à y jouer les prolongations, et c’est ainsi qu’il a passé plus de vingt-six mois de sa vie sous les drapeaux, pour reprendre l’expression consacrée. C’est évidemment beaucoup et l’on comprend à la fois pourquoi, en sortant de là, son premier désir a (sans doute) été d’oublier et pourquoi il n’y est pas vraiment parvenu puisqu’en 2019, il choisit de se faire romancier pour raconter ces années-là, lui dont le métier est d’être cinéaste : sa passion cinéphilique précoce apparaît très nettement dans les souvenirs de jeunesse que nous livre son roman : Ah ! François Truffaut et les Cahiers du cinéma , on dirait bien que ce sont des compagnons et une présence mentale qui l’ont aidé à tenir pendant les interminables 26 mois !
Et pourtant, Philippe Laïk ne fait pas le choix de l’horreur si l’on peut dire les choses ainsi et ne se montre pas particulièrement révolté ou indigné, en tout cas pas autant qu’on pourrait le supposer pour avoir traversé une telle épreuve. Certes, il n’embellit en aucune façon les événements et ne cherche pas à leur trouver un aspect positif. Dès les moments dont il parle et qui se situent dans la première partie de la guerre, l’idée s’impose que tous les efforts de l’armée française ne serviront a rien et que la marche des Algériens vers l’indépendance est inéluctable.
Le sentiment national qui les anime est d’une force telle qu’il finira par s’imposer ; et d’ailleurs le récit qu’il fait des événements comporte des épisodes où l’on voit la désertion (avec armes et bagages, c’est le cas de le dire ) des supplétifs algériens très présents aux côtés des soldats français. L’un des aspects intéressants du livre de Philippe Laïk est de montrer que l’un n’empêche pas l’autre, c’est-à-dire que ces mêmes Algériens peuvent à la fois travailler honnêtement pour l’armée française qui les emploie et porter en eux le fort sentiment de leur appartenance algérienne. Il ne s’agit pas d’un double jeu conscient et organisé mais plutôt d’une situation qui pour eux est double en effet.
 Ce qui est appréciable dans le livre de Philippe Laïk est qu’il ne véhicule pas de sentiment haineux, même lorsqu’il s’agit de pauvres jeunes gens massacrés sous les yeux du narrateur au cours des tristement célèbres «accrochages» ; le racisme forcément présent ici ou là, n’est pas de son fait. Né à Paris dans un milieu de bourgeoisie juive moyenne, c’est un garçon plutôt heureux jusqu’à ce qu’il se trouve mêlé (le mot est faible) de force à cette guerre catastrophique dont il n’a jamais rien su auparavant et l’on est tenté de dire même pendant. La politique ne l’intéresse guère, comme on l’a dit ce qu’il aime est le cinéma, les sorties en boîte pour écouter du jazz, la bonne cuisine et les bons vins, les jolies filles aussi, de façon normale puisque qu’il est précisément à l’âge de l’éducation sentimentale et sexuelle (bientôt rattrapé par un petit frère qui en arrive là à sa suite). L’un des intérêts du livre, et il n’est pas négligeable, est de nous montrer ce qu’était un jeune Parisien des années 50, plutôt cultivé à sa manière en tout cas, heureux au sein de sa famille et sans trace de révolte, sans égoïsme non plus car on voit bien pendant ses années d’Algérie qu’il se montre généreux et sans préjugés à l’égard de ses compagnons moins chanceux que lui.
Cette absence de révolte obtient d’ailleurs un effet inattendu parce qu’en tant que lecteur on est amené à se dire avec consternation que ce garçon n’a décidément rien à faire dans la galère où il se trouve entraîné (et dont il avait d’abord espéré sortir, sans le moindre scrupule, grâce aux relations de son père) .En ce sens, l’intérêt du livre est de montrer un personnage qui n’a rien de remarquable, alors qu’on a le sentiment d’avoir lu plus souvent des souvenirs de cette même guerre sous la plume de garçons qui étaient dès le départ plus engagés politiquement ou qui le sont devenus pendant les événements. Il y a là aussi une confirmation de ce qu’on sait par ailleurs à savoir que les Français de France dits Français moyens se souciaient fort peu de l’Algérie jusqu’à ce qu’on les y force, de manière inopinée pour la plupart d’entre eux, et évidemment détestable .
Les petits moments de vie ordinaire qui viennent ponctuer le roman çà et là, en fonction des permissions accordées aux soldats, sont eux aussi représentatifs de cette vie française du siècle dernier, avant « le retour du grand Charles »—c’est le titre d’un des derniers chapitres du livre. Il est clair que le narrateur n’est pas prêt pour passer à l’OAS lorsqu’arrive le moment de cette criminelle aventure.
Une des qualités appréciables du livre de Philippe Laïk est sa discrétion, le mot signifiant dans ce contexte qu’on ne prétend pas se mêler de ce qu’on ne connaît pas ou pas bien et encore moins de polémiquer à ce propos. Ce romancier parle de ce qu’il a vu et vécu, et s’il se donne le plaisir d’un peu de fabulation, cela ne concerne pas les événements collectifs. Lorsqu’il raconte qu’on l’a nommé maître-chien par erreur, alors qu’il s’était déclaré cinéphile et non cynophile comme on l’a cru, c’est presque trop beau pour être vrai mais qui sait ? Et l’important est en fait qu’il s’attache à son chien comme à l’un de ses plus fidèles compagnons, après lui avoir consacré de très belles pages…
Denise Brahimi

 

« GEOPOLITIQUE DE L’ALGERIE » par Kader A. Abderrahim, éditions Bibliomonde, 2020

L’auteur de ce livre, spécialiste d’études politiques, semble particulièrement expert en ce domaine récent de la recherche qu’est la géopolitique, ayant déjà consacré un livre (2018) à présenter le Maroc sous cet angle. Il s’agit d’examiner la politique d’un pays en fonction de sa position géographique sur la carte du monde, en commençant le plus souvent par son rapport avec les pays les plus proches de lui, sans exclure les plus éloignés, du fait qu’ils s’imposent avec évidence dans l’ordre du monde contemporain, qu’il s’agisse des Etats-Unis d’Amérique ou plus récemment de la Chine.
Kader A. Abderrahim a le mérite de dégager clairement l’essentiel qui dans le cas de l’Algérie depuis l’indépendance est une volonté de non ingérence dans la politique des autres pays et de non intervention dans les conflits proches ou lointains. Cette volonté a été réaffirmée encore récemment, en 1996, par l’article 29 de la constitution qui stipule : L’Algérie se défend de recourir à la guerre pour porter atteinte à la souveraineté légitime et à la liberté d’autres peuples. Elle s’efforce de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques ».
L’un des aspects de cette prise de position a incité l’Algérie à jouer plusieurs fois le rôle de médiateur dans des conflits graves, et l’on pense évidemment à l’affaire des otages américains en 1979-1981, lorsque cinquante-deux diplomates américains se sont trouvés retenus pendant 444 jours dans l’Ambassade des Etats-Unis à Téhéran. Mais il y a d’autres exemples plus récents, dont celui qui met en cause les relations entre la France et le Mali.
Cependant l’auteur du livre montre aussi que l’attitude algérienne souffre quelques exceptions. Chronologiquement c’est d’abord avec le Maroc qu’il y a eu un conflit violent, commencé sitôt après l’indépendance. L’Algérie a soutenu et soutient toujours le Front Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui, contre la politique officielle et très active du Maroc, qui considère que la région appelée « Sahara occidental » fait partie de son territoire. Il est évidemment très grave que ces deux grands pays voisins demeurent fermés l’un à l’autre, interdisant toute perspective de créer un « grand Maghreb uni » malgré les propos officiels à ce sujet. Celui-ci qu’on a désigné comme « une utopie arabe » inclurait également la Mauritanie et la Libye. Mais ce dernier pays est maintenant entré en scène d’une tout autre façon.
Hormis le Maroc et de manière plus récente selon l’ordre chronologique, on voit mal semble-t-il comment l’Algérie va pouvoir conserver sa neutralité dans les déchirements violents qui sévissent actuellement en Libye, d’autant que la Turquie s’est impliquée très fortement dans ce conflit. Malgré les relations économiques importantes entre les deux pays, l’Algérie ne peut accepter l’intervention d’Erdogan en toute quiétude !
Ces faits et quelques autres amènent Kader A. Abderrahim à une définition forcément complexe de la politique étrangère de l’Algérie « articulée autour du multilatéralisme, de la non-intervention au-delà des frontières, de la libération de la Palestine et du soutien au Sahara occidental ».
Il est évident aussi que la politique de non-intervention qui en reste une des bases est forcément remise en question par les nécessités de la lutte contre le terrorisme, pour laquelle sont indispensables des alliances au-delà des frontières, celles-ci ayant d’autant moins cours que les terroristes sévissent au même moment dans plusieurs pays, comme le prouve l’exemple du Mali. Face au défi terroriste, une large coopération serait un signal dissuasif pour les terroristes : « La coordination entre les trois ensembles que constituent l’Europe, le Maghreb et le Sahel, sur les questions de sécurité, serait un signe à l’endroit des peuples et également des terroristes qui y verraient une stratégie intégrée contre des menaces communes ».
Cependant et surtout en période de crise ouverte comme celle qui est manifeste depuis un an, les gouvernements algériens quels qu’ils soient ont tendance à agiter le même « fond de sauce » comme dit l’auteur du livre en employant une expression imagée. On réactive inlassablement et sans vergogne l’animosité contre la France colonisatrice aux crimes inexpiables : « Même si les Algériens, depuis longtemps déjà, ne croient plus au discours anti- français, il fait partie du fond de sauce idéologique des dirigeants ».
Pour le moment et malgré le hirak, l’histoire mythifiée est toujours en vigueur et c’est l’appartenance directe ou indirecte à la guerre de libération qui permet d’accéder à tous les avantages du système. On attend une réforme structurelle du régime politique, mais l’avenir n’est que questions.
Denise Brahimi

 

 

 

« DEUX METRES DE LIBERTE » de et par Réda Seddiki : café-théâtre, Lyon janvier 2020

(Quelques appréciations d’un public conquis)

Quelques membres de Coup de soleil RA ont eu la chance d’assister au spectacle de café-théâtre donné à Lyon par le jeune Réda Seddiki. Voici quelques-unes des impressions qu’ils ont souhaité exprimer :

« Malgré son jeune âge, je trouve son texte riche et pertinent. Il a pu saisir les contradictions de la société française et notamment des politiques vis a vis des émigrés.
Il a aussi le regard de l’Algérien de l’autre côté de la Méditerranée avec ses espoirs et désespoirs.
Son humour a du cachet. Il a cette générosité que je reconnais dans l’humour algérien  à en donner le fou rire. »
(Radja Slimani)

« C’est à un vrai coup de soleil que nous expose Rada Siddiki. A la lumière crue à laquelle il nous expose, s’ajoute la délicieuse démangeaison qu’occasionne la douce brûlure d’un humour subtil et plein d’esprit qui autorise la liberté de penser contre un conformisme et une bien pensance plus imposés que jamais. Une posture décalée, sans tabou ni démagogie, mais exprimée avec le charme, l’intelligence et la dérision de celui qui, venu d’Algérie, nous invite à n’être pas dupe des ambivalences et des paradoxes de notre époque ou cynisme et bienveillance subtilement tissés privent trop souvent d’entendement et de liberté.
C’est un sourire permanent qui nous accompagne durant tout le spectacle, un sourire qui voudrait avoir toute la sensibilité de ce magnifique moment pour être éternel . »
(André Zech et Marc Schneider)

   
   « Cela pourrait s’appeler  « éloge de la simplicité » ou bien encore « rencontre  avec un garçon qui vous veut du bien ». Quand ce jeune homme, d’origine algérienne, s’adresse à son public, il précise très vite qu’il n’a nulle intention de se plaindre de son sort ni de gémir comme d’aucuns sur le racisme découvert en arrivant en France. Naturellement il ne prétend pas que c’est facile de vivre tous ensemble dans ce même pays,  mais il dit que ça devrait l’être et qu’il n’y a absolument aucune raison sérieuse pour que ça ne le soit pas. Ce qui nous en empêche est entièrement fabriqué, rajouté, non naturel. Soyons simples, ne compliquons pas, presque tout ce qui compose notre relation aux autres est pure invention, construction imaginaire :  il faut juste apprendre à s’en passer. 
Réda Seddiki n’est jamais meilleur que lorsqu’il parle de cette simplicité.  Et pour prendre un exemple qui pour une fois ne se passe pas entre Algériens et Français, retenons une petite anecdote, très court récit absolument délicieux dont les deux acteurs sont un père algérien et son fils, lui-même et son père si on l’en croit : événement sans précédent, ils vont un jour ensemble au bistrot tous les deux pour boire un verre, alcoolisé qui plus est : on est en pleine transgression !  La joie qu’ils en éprouvent est merveilleuse et le père demande  au fils : «  Tu n’en parleras pas à Maman » ! Cette innocence est celle de l’enfance ; pourquoi est-ce si difficile d’en retrouver la simplicité ? »
(Denise Brahimi)

« Le longiligne jeune Tlemcénien (Les 2 mètres du titre de son spectacle, c’est sa taille) nous distille pendant une heure sur un ton pince sans rire une observation mordante de tous les paradoxes que la société française peine à assumer dans sa relation à l’Autre, notamment quand il vient d’anciennes colonies. L’ex étudiant en mathématiques nous balade du rire franc aux moments de surprise et d’étonnement face à des situations cocasses, voire carrément aberrantes. Et personnellement j’ai beaucoup apprécié à la fin du spectacle ce moment de pur théâtre ou, assis sur la chaise haute, seul accessoire de spectacle, il joue le démiurge qui nous dévoile que tout l’univers absurde mais si réaliste dans lequel il nous a promenés n’est qu’un faux semblant, une sorte de mythe platonicien.
La conversation d’après spectacle nous a fait découvrir un jeune homme très sympathique, au regard encore plus acerbe sur la société contemporaine que n’en délivre son spectacle. Nul doute « qu’il en ait encore sous le capot » pour nous emmener encore plus loin dans son univers ! »
Michel Wilson

 

  • Jeudi 5 mars 2020 à 19h30: à la MJC de Saint-Chamond (42), conférence de Jean-Pierre Filiu « Le hirak algérien un an après ».
  • Vendredi 6 mars 2020 à 19h: à la Bourse du Travail de Lyon, conférence à deux voix de Jean-Pierre Filiu et Ahmed Dahmani « Algérie: le soulèvement algérien dans le temps long ».
  • Jeudi 19 mars 2020 Kamel Daoud à la Bibliothèque du 1er arrondissement  de Lyon, en coopération avec la CICLIM et les membres du collectif France maghreb les chemins de la rencontre.
  • Samedi 28 mars à Paris, Assemblée générale de Coup de Soleil

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