Minority narratives and national memory

Livre - Minority Narratives and National MemoryCora Alexa Døving et Nicolas Schwaller
Oslo, Unipub, 2010, 223 pages

Ce livre est issu d’un colloque organisé à Oslo en mai 2008 par le Centre pour les Études de l’Holocauste et des Minorités Religieuses dirigé par Odd-Bjørn Fure, et le Centre Alberto Benveniste de l’École Pratique des Hautes Études sous l’impulsion d’Esther Benbassa – elle avait organisé en 2007 à Paris, à l’EPHE, une première rencontre sur l’histoire des minorités. Le colloque d’Oslo avait pour thème « Comment intégrer les récits minoritaires dans une mémoire nationale ». Seize auteurs se sont partagé les communications, majoritairement des doctorants et chercheurs de Norvège, de France et d’Italie.

Après un avant-propos d’Esther Benbassa qui expose méthodiquement la problématique du livre, l’introduction, due à ses deux directeurs, Cora Alexa Døving et Nicolas Schwaller, évoque l’approche pluridisciplinaire du concept de minorité dans les États-nations où les minorités ont été en récurrence inquiétées comme facteurs d’instabilité avec parfois les aboutissements tragiques que l’on sait – la Shoah, et autres drames. La recherche, et des engagements politiques nouveaux, ont fait évoluer les choses durant les trois dernières décennies. La question des minorités est de plus en plus tenue pour une composante des rapports humains et des histoires nationales dans des pays bien différents – la Norvège, la France. Mais existent encore bien des blocages – il n’a ainsi pas été possible de remédier à l’irrémédiable dans l’ex-Yougoslavie.

Le livre est organisé en trois parties ; la première traite de l’approche théorique. Gaëlle Le Dref, Andrea Brazzoduro et Knut Kjelstadli s’y interrogent respectivement sur les notions de minorité et de majorité, tous deux résultats de constructions politiques proscrivant la mixité, appuyées sur l’évolutionnisme, l’hygiénisme, l’eugénisme, le darwinisme… ; « comment décoloniser la pensée historique » en passant à une « histoire mineure » quand c’est sous l’égide des majorités qu’a été fabriqué ce qui est déclaré d’importance mineure ; et, avec le cas de la Norvège, sur les critères de définition des minorités – proportion de la population, provenance extérieure, date d’apparition dans l’espace national – qui inventent ces minorités.

Dans la deuxième partie sur le conflit de représentation, quatre études sont consacrées aux Juifs, dont trois à la Norvège. La contribution de Claudia Lenz analyse le traitement longtemps stigmatisant des « servantes des Allemands » ayant eu en Norvège des relations avec les envahisseurs. Stimulante, sa réflexion sur l’effroi non dit des pourfendeurs : le risque de perdre le contrôle sur la capacité de reproduction des femmes. Elisabeth Eide étudie scrupuleusement la petite minorité juive de Norvège : en réponse à la vieille question « Qu’est-ce qu’un Norvégien » ?, l’apaisement est aujourd’hui de rigueur et les Juifs se proclament « Norvégiens, c’est tout » ! Et pourtant, il y a eu des drames – l’occupation, l’exil en Suède, avec ce paroxysme du meurtre d’un couple de Juifs, les Feldmann, assassinés et dépouillés en 1942 par deux guides norvégiens chargés de leur faire passer la frontière – en 1947, ne fut infligée aux deux passeurs qu’une peine minimale. Le thème de recherche d’Irene Levin concerne les Juifs norvégiens depuis la IIe guerre : soucieux de ne pas se faire remarquer, de trouver place parmi les « bons Norvégiens » plutôt que parmi les « mauvais », ils ont été indemnisés de la confiscation de leurs biens et leur intégration est désormais accomplie parmi les « BN » – mais même des bons peuvent s’avérer moins bons que prévu. Plus largement, mu par de belles intentions, Joël Kotek traite de comment transmettre la mémoire de la Shoah d’une manière universelle.

Deux études, ensuite, sur des Musulmans : celle, originale, de Sindre Bangstad met en lumière le cas des musulmans d’Afrique du Sud pendant la lutte anti-apartheid – le Muslim Judicial Council a déclaré en 1960 l’apartheid contraire à l’Islam au moment où est mort en prison le premier shahîd, l’immam Haron – ces Musulmans ont depuis entrepris de réécrire leur histoire. Vincent Geisser, compte tenu du passé colonial français, de l’idéologie assimilassionniste et de l’idéal de tolérance, situe la place de l’islam en France entre récits minoritaire et majoritaire. S’il n’y a pas eu de pogroms anti-musulmans en France, l’islamophobie s’y est accusée depuis le 11 septembre, avec les profanations et la campagne contre le voile, instrumentalisée comme chacun sait. On sera assez d’accord avec son idée d’une minorité musulmane comme création républicaine, séculariste et laïciste. Un utile parallèle est fait avec d’autres pays d’Europe – Royaume Uni, Pays-Bas, Espagne – où les politiques sont différentes mais où l’évolution récente a été relativement voisine, mais avec, en 2004, l’assassinat de Theo Van Gogh et les attentats de Madrid.

Enfin, avec Elisabeth Cassina Wolf, voici un tout autre type de « minorité », provenant d’une majorité politique déchue : après la chute de la République de Salò et les purges, les fascistes italiens se regroupent dans le MSI de Giorio Almirante. Paradoxe d’une identité originellement illégitime dans la République : il invente une troisième voie politique et devient un interlocuteur politique.

La troisième et dernière partie concerne le recadrage de l’histoire des minorités dans l’enseignement. Trois auteurs évoquent d’abord le cas français, un l’Allemagne, un autre la Norvège, un dernier la Croatie. Nicolas Schwaller étudie le traitement de Vichy et de l’holocauste dans les manuels d’histoire français. Longtemps refoulé par le mythe résistantialiste, il se fait jour avec les livres révélateurs de Paxton et de Hilberg, il est abordé sans fard avec des campagnes comme celle de Serge Klarsfeld lors du procès Barbie. D’où une prise en mains de ces questions par des historiens français et une évolution salutaire dans les manuels d’histoire. Sandrine Lemaire et Aurélie Dulin abordent l’enseignement de la colonisation et de l’immigration à l’école. Après le long ressassement consensuel sur la question coloniale, après les silences et les carences, et à cause d’eux, la rupture se produit dans les années 80 dans un pays où l’école est, alors, réputée être pièce maîtresse de « l’intégration ». Sébastien Ledoux se penche sur la mémoire de l’esclavage dans l’espace national et l’enseignement de l’esclavage en France. La aussi, évolution dans les années 80, la parole est donnée aux écrivains antillais – Chamoiseau, Glissant, Confiant. Importante, aussi, la commémoration en 1998 du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Des manifestations ont cependant lieu en Guadeloupe pour protester contre ce processus de « métropolisation de la mémoire d’outre-mer de l’esclavage » qui aboutit à la loi Taubira en 2001 et à la refonte des manuels en 2009.

Comment « modeler une identité musulmane allemande » est le propos de Margrete Søvik à partir d’une enquête dans le Land de Rhénanie-Palatinat. Dans l’approche libérale, l’intégration est recherchée par communautés, et non l’assimilation, en mettant à l’école sur le même pied que les autres religions l’enseignement de l’Islam. Le dialogue avec les associations musulmanes n’est pas absent, mais, non sans susciter des réponses de ces dernières : c’est bien pour damer le pion à ce qui pourrait être un rôle exclusif de leur part que le Land se préoccupe depuis le début des années 1990 de faire entrer un Islam BCBG à l’école – par exemple l’acception sur laquelle on insiste à propos du jihâd, c’est non al-jihâd al-asghar (le plus petit jihâd : la guere sainte) mais al-jihâd al-akbar (le plus grand jihâd : l’effort intérieur pour la foi).

Dans son texte « nous n’avons rien contre les homosexuels », avec un sens critique aigu, Åse Røthing commente la construction des « non-hétérosexuels » comme des « autres acceptables » en Norvège. Acceptables, mais autres. L’éducation anti-oppressive norvégienne apprend ainsi à faire avec l’autre ; l’ « homotolérance » y équivaut ainsi à une « hétéronormativité ». Enfin, Øyvind Hvenekilde Seim traite des manuels croates, en rapport avec la présidence, dans les années 1990, de Franjo Tudman. Les manuels ne mentionnent pas les massacres de Serbes de la IIe guerre commis par les Oustachis d’Ante Pavelić. Ils ne nient pas les massacres de Juifs, mais pour les Serbes, ils restent dans le vague : « Des gens et des enfants innocents furent tués »… La Croatie aurait-elle été en Europe l’oubliée des attentions de l’ONU protectrices des minorités ? Les Serbes, acculés à l’exil en 1991, ne forment plus aujourd’hui que 4,5% % de la population de la Croatie alors qu’ils en ont représenté jusqu’à 30%. Est mise en cause la carence de culture démocratique en Croatie et sont faites quelques propositions de bon sens pour reconstruire une histoire laissant leur place aux Serbes, tenant compte des récits serbes.

Ce livre fort, assemblage de textes denses, ne se lit pas d’une traite. On est fasciné par la culture et les références de plusieurs auteurs, même si l’on a parfois l’impression que tel(le) ou tel(le) veut tout dire de ses notes de lecture, ou que tel(le) autre tourne un peu en rond, qu’ici et là la description peut l’emporter sur l’analyse. Nonobstant ses apports, Vincent Geisser n’a pas mentionné la dureté de la sanglante conquête française de l’Algérie, et non plus la non-application de la loi de 1905 en Algérie, avec Islam sous contrôle et agents du culte fonctionnarisés ; et quid du passé antérieur religieux de la Grande Bretagne, comparé à la France ? Et on permettra de rester sceptique sur l’intangibilité généralisée de la « schizophrénie républicaine chez les élites françaises » – il y a élites et élites ; de même qu’il est exagéré d’affirmer tout à trac que « les médias français, les leaders politiques, les intellectuels tendent à islamiser tout phénomène social ». Se départir ainsi du sens des nuances sans dialectiser ne comporte-t-il pas le risque de ne pas prendre en compte la complexité des situations et d’attiser le facilement attisable ? Et ce n’est ni être bourrin marxiste ni althussérien fervent de rappeler que les mutations et la crise du capitalisme, telle qu’elles ont été étudiées par l’économiste Ahmed Henni, ne sont non pas pour rien dans une islamophobie, aussi construite politiquement en dérivatif. Chez Claudia Lenz, l’ « ethnique » tend à prendre le pas sur la dimension sociale et idéologique ; surprennent des formules comme « la nation et les autres communautés ethniques ». Quant à Joël Kotek, est-il raisonnable de prêcher un enseignement universel digne de la Shoah sans dire, aussi, que seule une solution politique digne de ce nom du conflit Israël-Palestine sera le paramètre indispensable pour porter apaisement ? Étonnante, aussi, le syntagme de « tendance non-juive » opposé à une « tendance juive ». Qu’apporte une telle essentialisation réductrice ? Sur d’autres points : les esclaves furent-ils une « minorité » ? Et l’étude des manuels français sur la colonisation gagnerait à être étayée par une étude comparative, par exemple, des manuels algériens ou marocains.

Enfin – remarque et non reproche -, il y a bien d’autres cas de minorités, à commencer par ces minorités linguistiques de l’hexagone français – au recensement de 1921, sur 39 000 habitants, il y avait en France 12 à 13 millions d’occitanophones – soit près du tiers de la population. Et si l’on ajoute les Bretons bretonnants, les Flamands, les Alsaciens et les Basques, n’arriverait-on pas à poser les francophones naturels comme une majorité guère écrasante ? Et dans le roman national français, la Marseillaise a été chantée pour la première fois à Strasbourg, ville germanophone, puis reprise par les volontaires de Marseille, ville occitanophone. Et d’autres chantiers sont à explorer : les francophones de Suisse, ses italophones, les Romanches ; ou les Vaudois (Valedsi) du Haut Piémont, les Catalans, les Basques… et les berbérophones d’Afrique du Nord, du Maroc à l’oasis de Siwa, en Égypte. Enfin, ce livre est écrit en anglais, langue native évidemment minoritaire dans le monde, mais devenue le bien commun de la majorité.

Sur un autre plan, ce n’est en rien enlever ses qualités de regretter qu’il ne comporte aucune conclusion – c’est bien souvent le lot des actes de colloques qui mettent bout à bout des communications – et que l’analyse l’emporte de beaucoup sur la synthèse. Il n’y a ni table des matières, ni index, ni bibliographie d’ensemble. Cela n’enlève rien au fait qu’on ne boude pas son plaisir à lire ce livre, neuf et instructif, qui sort des sentiers battus. Les auteurs sont jeunes pour la plupart, ils ont pour qualité commune de n’être pas repliés sur leurs pré-carrés nationaux respectifs. Ils illustrent ce que peut être une séduisante mondialisation.

Gilbert Meynier