Regard sur le roman “Ma part de Gaulois” de Magyd Cherfi
Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, Actes Sud, 2016
L’homme qui écrit ce livre est né en 1952, il a 54 ans. C’est donc tout sauf un livre de jeunesse, où s’exprimerait sinon une révolte du moins un déchirement et une difficulté d’être qui sont le propre de l’adolescent—a fortiori lorsque cet adolescent est partagé entre son milieu d’origine, celui de sa famille et de son quartier, et son milieu d’adoption, celui qu’il a découvert par l’école et par la lecture. En réalité comme on le verra, c’est beaucoup de cet adolescent qu’il s’agit mais à partir d’une distance acquise au cours d’une trentaine d’années, et l’on ne dira certainement pas « au terme » mais « au cours » d’une évolution qui l’a déjà fait passer par de nombreux avatars, dont la musique, le cinéma et l’écriture — ce livre étant le troisième qu’il publie aux éditions Actes Sud, depuis plus d’une dizaine d’années.
Cette déjà longue réflexion est précieuse, et pour reprendre l’expression « vivre ensemble » qui est à la fois un but ou un espoir et une nécessité, il est évident qu’il faut essayer de comprendre un livre comme celui-ci dans ce qu’il a de plus aigu ou de plus singulier, c‘est-à-dire précisément dans ce qui peut rendre sa lecture difficile ou dérangeante, au lieu de se contenter d’une formule plus vague, plus attendue, dont on croit qu’elle résume tout : c’est (ou ce serait) un livre qui décrit la vie dans les « cités » ou quartiers difficiles peuplés de familles issues de l’émigration. De fait, ce qui nous est raconté ici se passe dans les quartiers Nord de Toulouse, aux Izards, et comme le moment principal de l’action est l’année où Magyd passe le bac à l’âge de 18 ans, on peut en conclure que pour l’essentiel, le livre se passe en 1980 ou dans la décennie qui précède.
Ce sera sans doute un réconfort pour certains lecteurs de se dire que les choses n’ont pu manquer de s’améliorer au moins un peu depuis lors. Vrai ou faux, il ne semble pas que l’auteur dans ses entretiens soit très affirmatif à ce propos. En tout cas il persiste et signe dans l’idée que le plus grand interdit qu’il ait eu à subir dans son enfance et dans le milieu analphabète qui était le sien portait sur la lecture de livres —livres en français évidemment, puisque de livres en arabe, de toute façon, il n’y en avait point, et que le jeune Cherfi, de plus, était d’une famille kabyle, à une époque où il n’était pas encore question de tamazight ni d’amazighité ! Particulièrement effrayante est la violence que pouvait susciter le manquement à cet interdit, violence aussi bien verbale que physique, de plus encore bien pire à l’égard des filles qu’envers les garçons lorsque l’une d’entre elles avait l’audace de montrer son intérêt pour les livres. Magyd Cherfi a le courage de dire cela et on voit mal pourquoi il le ferait si ce n’était pas vrai. D’ailleurs l’évocation de cette hostilité haineuse est nécessaire pour qu’on comprenne le caractère exceptionnel et a priori scandaleux du baccalauréat que Magyd réussit à passer avec succès, grâce à l’acharnement tout à fait sidérant de sa mère—et sans doute agit-elle en partie par amour pour lui mais aussi parce qu’elle veut compenser tous les manques et toutes les tares de sa vie grâce au diplôme de son fils. C’est ainsi que la présence et l’importance extrêmement forte de sa mère font aussi partie de tout ce qui a pesé sur lui et dont il a dû se libérer peu à peu, non seulement au fil des ans mais même à celui des décennies.
Incontestablement Ma part de Gaulois appartient au genre dit des « romans de formation » qui sont des récits d’entrée dans la vie, permettant à un auteur de juger son parcours rétrospectivement. C’est une pratique littéraire à laquelle on est certes très habitué, mais ce qui surprend dans le « récit » de Magyd Cherfi—mot employé par Actes Sud — est la complexité de la langue qui est sans aucun doute révélatrice de son parcours singulier. On y trouve toute la grossièreté parfois pittoresque des dialogues rapportés, aussi bien avec ses comparses et fidèles compagnons qu’avec leurs redoutables ennemis, mais aussi une recherche d’images, d’expressions et de syntaxe inspirée à l’auteur par ses lectures et son admiration pour l’écriture littéraire qui a été une forme importante de son rapport à la langue française. Ce mélange est insolite, il est original, certainement moins abouti ou subtilement travaillé que la langue de Céline, mais à lire pourtant avec les mêmes précautions que celle-ci, c’est-à-dire en se méfiant de l’illusion réaliste. Il se peut que le jury Goncourt, qui avait fait sa place au livre de Magyd Cherfi dans une première sélection 2016, ait été sensible à cet aspect. En tout cas, Ma part de Gaulois est un bel hommage aux pouvoirs du langage, ici la langue française qui n’est pourtant pas connue pour sa souplesse ou sa commodité, mais qui se révèle dans ce récit comme l’unique agent d’une métamorphose qu’on aurait pu croire impossible : elle consiste à annuler la loi du plus fort partout régnante au profit du plus faible, alors même que celui-ci se trouve plongé dans un milieu d’une extrême violence.
C’est la raison pour laquelle Ma part de Gaulois n’appartient pas malgré quelques apparences à un ensemble qu’on pourrait désigner sous le titre « plongée dans l’enfer des cités » mais bien davantage à un autre ensemble qui échappe à l’enfermement dans la description sociale et qu’on pourrait appeler « les pouvoirs du langage ». La connaissance de la langue littéraire (ce que Magyd Cherfi appelle dans certains entretiens « connaître les codes ») agit comme un véritable « sésame ouvre-toi » qui certainement fait tomber un mur et permet de passer de l’autre côté. Il serait évidemment illusoire de croire que tous les murs tombent pour autant et le narrateur du récit s’emploie à montrer qu’il n’est pas dupe d’une telle illusion. Il faut beaucoup de coups de boutoir et de plusieurs sortes pour ouvrir quelques brèches. Et l ‘on peut supposer qu’à partir de l’année 1985, date à laquelle il crée avec ses amis un groupe musical qui deviendra Zebda, l’auteur a continué pendant une bonne trentaine d’années ce travail dont il sait bien qu’il ne sera, qu’il n’est, jamais fini. Mais c’est beau de le voir refuser de se constituer en « victime expiatoire » de « deux histoires qui se faisaient la guerre » pour se consacrer désormais à la récupération de son « moi ».
Denise BRAHIMI