« Le ruisseau, le pré vert et le doux visage », un film de Yousry Nasrallah (Égypte, 2016)

Il y a une continuité entre ce film du grand réalisateur égyptien disciple de Youssef Chahine et celui que nous avons vu en décembre, Parfum de printemps, du Tunisien Férid Boughédir. Les deux pays qui y sont représentés ont connu depuis 2011 des moments de grande violence politique et sociale, qui ont marqué les esprits occidentaux, même quand il leur était difficile d’en suivre, dans leurs détails, les péripéties dramatiques. Et dans les deux cas, l’effet de surprise vient de ce que les réalisateurs n’ont nullement centré leur film sur ce drame ou ces drames, mais les ont contournés bien au contraire grâce à tout un ensemble de ressources offertes par le genre cinématographique.

Yousry Nasrallah a délibérément choisi de faire un film populaire dans la ligne de ce qu’on appelle au Maghreb le cinéma égyptien, connu en fait non par sa projection dans les salles mais par l’usage abondant qu’en fait la télévision. Le principal ressort de l’action consiste dans les situations amoureuses et les tendres sentiments qui rapprochent les couples formés par les principaux héros. Dans le film de Yousry Nasrallah il y n’y a pas moins de trois jeunes couples qui vont du plus jeune au moins jeune. Deux d’entre eux vont se constituer un peu laborieusement pendant l‘action (longue : le film dure 1h55), lentement mais sûrement car il n’y a aucun doute, et surtout pas chez les femmes, sur l’évidence de l’amour qu’elles ressentent. Seul le drame, au sens fort du mot, brise le troisième couple du fait que le délicieux jeune danseur qui en est le héros masculin se fait massacrer par les sbires de celle qui incarne la méchante femme de ce conte.

Car c’est aussi un conte que cette histoire et pour ce qui est de cette redoutable, riche et puissante dominatrice, il semble bien que le réalisateur lui ait donné volontairement l’allure et le visage de la méchante reine dans Blanche-Neige, non sans la pourvoir de quelques attributs plus orientaux. Ses pouvoirs maléfiques se manifestent particulièrement au dénouement lorsque, se sachant perdue, elle lance les abeilles de ses ruches contre les manifestants qui sont venus dénoncer ses odieux méfaits. Le film se joue librement du réalisme et sans doute le fait-il d’autant mieux qu’il est par ailleurs très sûr des réalités sur lesquelles il s’appuie.

Faut-il dire qu’il les dénonce et comporte sous de plaisantes apparences une volonté de critique sociale ? Le mot « dénonciation » n’est peut-être pas le plus juste pour évoquer la manière dont cette histoire nous est racontée, sans véhémence ni violence mais dans un climat de volupté sensuelle chaleureuse et tendre. Le personnage principal joué par un acteur égyptien bien connu, Bassem Samra, proche du réalisateur, est la parfaite image de cette attitude et de cette bonté foncière dont on devine que pour Yousry Nasrallah elle est l’âme même du peuple égyptien, profondément pacifique, conciliateur, et par nature incapable de méchanceté. Ce garçon est dans le film Rifaat, un des deux fils de Yahia ; avec son frère Galal ils composent une famille de cuisiniers dont les services sont très appréciés dans les banquets de mariages ou enterrements. Cuisine dont on arrive à ressentir malgré l’écran interposé toute la saveur, riche du parfum de épices et des herbes, roborative et plantureuse , au goût de tous les gourmands et gourmandes qui sont là et qui s’en pourlèchent les babines, manière de dire qu’ils ne boudent pas leur plaisir. Dans le langage journalistique actuel, on dirait sûrement que la qualité incomparable de cette cuisine est une marque identitaire, d’où la gravité de la menace qui pèse sur la petite ville de Belqas où se passe l’action : le très riche Farid qui fait la loi grâce à son argent a décidé de moderniser l’en droit et d’y attirer les touristes qu’on nourrira de « fast food » : profit garanti, et il suffit pour que l’affaire se fasse que les frères cuisiniers consentent à vendre leur petite entreprise à Farid. C’est peu de dire que le film rend sensible la perte grave qui en découlera—perte humaine et non financière —car tout ce petit monde bien en chair (c’est peu dire !) qui se régale de cette délicieuse cuisine traditionnelle sera privé de sa substance si on doit en arriver là !

Yousry Nasrallah s’amuse manifestement et se réjouit de nous montrer les corps plantureux et rebondis qui sont en accord avec la succulence des mets. Finalement on a l’impression que le plaisir de bien manger non seulement va de pair avec celui de bien aimer mais qu’ils sont en fait une seule et même chose : plaisir de la chair et de la chère, voilà ce que veut exalter Yousry Nasrallah et l’on comprend que ce programme jouissif (c’est le mot qu’il emploie dans ses entretiens) est la meilleure, peut-être la seule réponse à la volonté d’imposer à ce peuple, son peuple, un mode de vie mortifère qu’il n’a pas besoin de signifier plus clairement. L’humanisme du réalisateur prend la forme d’une évidence physique, qui éclate, c’est le cas de le dire, dans l’épanouissement des corps rendu plus visible chez les femmes grâce aux couleurs et au clinquant dont elles adorent se parer. Ni bienséance ni limite à cette volonté d’exulter physiquement, comme on peut voir dans la scène presque incroyable où la danseuse orientale invitée pour la noce agite frénétiquement ses fesses et ses seins sous les deux énormes cœurs en paillettes roses plaqués sur se sa robe.

Du fait que ce film est aussi musical et que les couples y sont à la recherche de l’amour, on a parlé de Bollywood, suggérant un rapprochement avec le cinéma indien. Cependant les intentions du réalisateur ne semblent pas les mêmes que dans ce genre de divertissement. Si cette autre comparaison pouvait avoir un sens (mais l’écart est grand entre les époques et les civilisations) on dirait qu’on est plus proche de la grande époque flamande illustrée par Rubens et ses épigones, surtout ceux qui eux aussi, comme Jordaens, ont rapproché chair et chère et exposé des nourritures de toute sorte dans des scènes de table. Le cinéma est tout à fait apte à prendre le relais de la peinture pour rendre hommage à cette offrande sensuelle.

Denise BRAHIMI

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