Lettre culturelle franco-maghrébine # 36
ÉDITO
Nous avons dû renoncer à diffuser notre Lettre en septembre, le temps de résoudre un problème technique qui empêchait d’accéder aux images.
Les choses semblent de nouveau en ordre, et nous vous donnons ce nouveau rendez-vous avec la richesse des publications et des productions artistiques relatives au Maghreb et/ou réalisées par des artistes du Maghreb.
Ce mois-ci nous proposons un bain d’histoire -mais l’histoire n’est jamais loin dans les œuvres du Maghreb…- avec le premier volume du livre de Jacques Frémeaux, des retrouvailles avec le dernier Guemriche, le plaisir du nouveau récit de Kaouther Adimi, la belle histoire de femmes de la “complainte du point noué”, et la non moins belle observation de la vie algérienne d’Alice Schwarzer.
Nous vous inviterons aussi à découvrir lors de sa sortie prochaine le beau film Papicha.
Bonne lecture, en espérant vous donner l’envie de vous plonger dans ces oeuvres.
Denise Brahimi et Michel Wilson
“LES PETITS DE DECEMBRE” de Kaouther Adimi (Seuil 2019)
On n’a pas oublié le livre précédent de Kaouther Adimi, Nos Richesses (2017) qui avait eu beaucoup de succès. Ce dernier date d’un mois à peine, et le titre n’est pas suffisamment évocateur pour qu’on puisse juger de son sujet. Pourtant le mot « petits » indique que les personnages principaux en sont des enfants, d’une dizaine d’années. Il se peut que l’auteure n’ait pas voulu employer ce mot, « enfants », pour éviter toute confusion avec les Enfants de minuit (1981), qui a précédé les célèbres Versets sataniques (1988) dans l’œuvre de Salman Rushdie.
Les « petits » dont parle Kaouther Adimi sont présentés de manière attendrissante, mais non mièvre. Ils sont trois principalement dont deux garçons, Jamyl et Mahdi, et une fille Inès, bientôt rejoints par d’autres jusqu’à ce qu’il y en ait une quarantaine, véritable petite troupe de « gentils » qui vont s’organiser pour résister aux « méchants » de cette histoire, principalement deux généraux de l’armée algérienne, connus et puissants, ce qui est évidemment l’histoire du pot de terre contre le pot de fer, ou de David contre Goliath ; à quoi on a compris qu’il s’agit d’une fable, d’un conte ou si l’on veut d’une parabole—en tout cas c’est là un des aspects du livre, mais pas le seul.
En effet, le tour de force de Kaouther Adimi vient de ce que dans un livre très simple et clairement écrit, elle arrive à concilier des qualités très différentes, appartenant à plusieurs genres littéraires. S’il est bien vrai que comme dans un conte pour enfants, ces derniers sont les victimes innocentes de deux maîtres du monde puissants et brutaux qui usurpent leur seul bien—le bout de terrain où ils ont l’habitude de jouer au ballon— les lecteurs ont droit à toutes les précisions, sociologiques, géographiques et chronologiques, qu’on trouve habituellement dans les romans réalistes, alors que les contes s’en tiennent à des généralités.
L’histoire se passe à Dély-Brahim, petite commune proche d’Alger, dans une cité dite du 11 décembre 1960, d’où le mot « décembre » qui se trouve dans le titre du livre : c’est une allusion historique à la résistance populaire qui s’est manifestée à cette date pour l’indépendance de l’Algérie. Ainsi travaille l’auteure, à la fois dans des détails très concrets et dans un réseau de significations symboliques très fortes. Les événements qui nous sont racontés sont datés de 2016, plus précisément de février 2016, ce qui veut dire qu’ils précèdent ceux qui ont démarré en février 2019, mais que bien évidemment ils ont un rapport avec eux. On pourrait parler de faits apparemment minimes ou anecdotiques, mais ils sont pourtant précurseurs de ceux qui allaient exploser à un tout autre niveau trois ans après (avec le même aspect « jeunes contre vieux » dans les deux cas).
Pour ce qui est des personnages, Kaouther Adimi retrace avec beaucoup de soin l’histoire qui a fait d’eux ce qu’ils sont, et qui est en même temps une histoire de l’Algérie contemporaine depuis l’indépendance, l’accent étant principalement mis sur la période des années noires, en tout cas sur toutes les formes de complicité et de corruption qui expliquent l’ascension fulgurante des deux généraux et le pouvoir fabuleux dont ils disposent à tous égards dans le pays. Il faut que le lecteur en soit bien conscient pour mesurer ce qu’il y a de prodigieux dans la résistance que leur opposent les enfants, même si elle ne peut aller au-delà d’une courte durée. La force des « petits » est qu’ils sont inattaquables, en tout cas pas ouvertement, c’est pourquoi les généraux ne peuvent en venir à bout que par la ruse, en provoquant un incendie criminel sur le terrain occupé par leurs minuscules ennemis. La scène se passant de nuit, c’est un miracle qu’elle ne fasse pas de petite victime, mais ce n’est évidemment pas un risque qui puisse inquiéter les généraux !
Si donc on veut résumer les principaux méfaits qui caractérisent ceux-ci, on y trouve en premier lieu l’usurpation sans vergogne à des fins personnelles d’un territoire collectif —comme aux plus beaux jours de la conquête coloniale (Maupassant dans les années 1880 à très clairement expliqué cela) : sous couvert d’un achat quasi fictif, on transforme un bien ou un lieu en territoire personnel, non sans brandir les papiers officiels qui sont supposés garantir la propriété ainsi acquise : rien de plus facile, évidemment. Contre l’obstacle humain que représente un adversaire éventuellement récalcitrant, il existe des formes de violence plus ou moins dissimulées, choisies cyniquement de manière à être inattaquables et dont les victimes deviennent les présumés coupables—il en va ainsi de l’incendie, facilement imputable aux enfants.
Kaouther Adimi ne hausse jamais le ton et c’est un autre de ses traits remarquables que son aptitude à évoquer les violences clairement et sans réserve, mais sans pour autant prendre la posture de l’imprécateure qui éructe des dénonciations. Sur ce point, elle est comparable aux enfants qui sont les héros de son conte : résistance et révolte mais sans agression car celle-ci étant l’arme de l’adversaire, il importe de s’en distinguer. On a dans le livre un bon exemple de sa manière, plus subtile que l’affirmation d’un militantisme explicite : c’est la place qu’elle fait à Inès, une fille, reconnue et soutenue par ses deux « petits » compagnons. Elle a le mérite de nous faire comprendre que ce qui est gentil n’est pas forcément anodin. A la violence des faits qu’elle décrit elle préfère opposer une sorte de douceur et ce mélange pourrait bien être la marque de son écriture. Ce qui lui confère une place à part dans le roman algérien ou franco-algérien d’aujourd’hui. Il est clair que l’évocation de faits brutaux ne saurait en être exclue. Mais la réponse ne consiste pas forcément en une surenchère, ni dans les mots ni dans l’action.
Denise Brahimi
“PAPICHA” Film de Mounia Meddour, France Algérie 2019
Depuis le festival de Cannes 2019, où on a pu le voir dans la sélection « Un certain regard », on attend la sortie nationale de ce film, prévue pour octobre 2019. Les Lyonnais et quelques autres ont eu la chance de le voir en avant-première, avec trois semaines d’avance sur les autres et l’on sait déjà quelles sont les chances qui permettent d’espérer un beau succès pour ce film à petit budget, dont le financement n’est pas encore complétement assuré.
Il est vrai que montrer ce film à Cannes en mai 2019, c’est-à-dire trois mois après le mouvement dit du 22 février de cette même année, est une remarquable coïncidence historique qui ne peut que bénéficier au film. Ce mouvement a entraîné la chute du pouvoir de Bouteflika et entend contrôler les élections du futur gouvernement pour qu’elles respectent les exigences démocratiques. Il est essentiellement le fait de jeunes gens garçons ou filles, dont le courage et la créativité éclatent dans tout ce qu’on en voit. Or dans Papicha aussi l’action est menée par des jeunes et qui plus est essentiellement par des femmes : quatre jeunes filles qui vivent à la cité universitaire d’Alger, ce qui est un souvenir autobiographique de la réalisatrice Mounia Meddour. Il s’agit donc d’un « film de femmes », réalisatrice et actrices, ce qui, le moins qu’on puisse dire, est dans l’air du temps, notre temps. En tout cas, on voit bien quelle conjonction de situations et d’événements attire forcément la bienveillance du public à l’égard de Papicha, sans parler du fait que rejaillit favorablement sur Mounia Meddour la réputation de son père Azzedine Meddour, l’un des grands noms sinon le plus connu du cinéma dit amazigh (mettant l’accent sur l’histoire et la langue des Berbères de Kabylie), notamment pour son film La Montagne de Baya (1997). Montrer de nos jours des jeunes filles algériennes qui résistent à la violence armée des islamistes est une sorte de satisfaction jubilatoire que le public ne peut manquer d’éprouver.
Paradoxalement, c’est aussi pour tout ce qu’il ne dit pas et ne fait pas que le film a des chances d’être bien reçu. L’action se passe dans les années 1990, en plein dans ce qu’on appelle la décennie noire, lutte féroce et guerre civile meurtrière extrêmement traumatisante et dont on est encore loin d’avoir tiré au clair tous les aspects. Or il est tout à fait évident que le film Papicha ne propose pas et n’essaie même pas de suggérer la moindre analyse historique ni politique de cette période sur laquelle il paraît pourtant difficile de ne pas s’interroger. D’où sort le terrorisme islamique et qu’est-ce qui lui a permis de prendre par les armes le pouvoir qui lui avait été refusé bien qu’il l’ait emporté par la voie électorale ? Quelle fut alors la riposte de l’état, de sa police et de son armée ? On peut supposer qu’il y a chez Mounia Meddour une volonté bien claire de ne pas aborder ces questions si lancinantes qu’elles soient ou justement parce qu’elles sont lancinantes. En quoi on peut supposer aussi que son attitude est conforme aux vœux d’une bonne partie du public. Les jeunes d’aujourd’hui, ceux qui manifestent dans la rue depuis le 22 février ont d’autres urgences et souhaitent une rupture avec tout ce sinistre passé. Beaucoup d’événements de l’époque sont restés obscurs, et bon nombre de ceux qui bon gré mal gré y ont participé ne souhaitent certainement pas qu’on s’acharne à les élucider. Pour ce qui est de ce qu’on peut appeler le grand public, notamment en France, Il lui convient tout à fait que le monde représenté soit partagé entre d’affreux porteurs de kalachnikovs comme dans les films populaires et dans les BD et de courageuses filles leurs victimes sur lesquelles on ne peut que pleurer.
C’est un heureux choix de casting qui a donné le rôle principal à l’actrice Lyna Khoudri, une vraie professionnelle alors que les autres ne le sont pas. Elle confère à son personnage, Nedjma, une vraie consistance due à son talent de styliste et à la constance de sa volonté. L’habileté de la réalisatrice est de faire en sorte que le métier auquel aspire Nedjma est à la fois manuel et créatif, en tout cas pas de type intellectuel, ce qui aurait peut-être moins facilement séduit le public. La revendication qui apparaît dans le film est certes féministe, mais à un sens très large : qu’on laisse aux femmes le droit d’exercer leur compétence et leur talent quand elles en ont, et surtout qu’on leur laisse la joie de vivre, d’être gaies, de s’amuser, tant il est vrai que leurs supposés dévergondages, tels qu’on les voit dans le film, sont vraiment bien innocents et anodins : mettre du rouge à lèvres, porter des shorts et pas de foulards, sortir clandestinement de la cité non pour aller se livrer à des orgies mais, dans le cas de Nedjma, pour aller vendre les robes qu’elle coud avec l’aide de sa mère à des filles qui ont beaucoup d’argent.
C’est peut-être sur cet aspect social que le film apporte les précisions les plus intéressantes. Nedjma et ses amies sont de milieu populaire, elle doivent se démener pour gagner un peu d’argent que leur famille n’a pas. En revanche parmi les clientes de Nedjma, on en voit qui appartiennent certainement à une bourgeoisie très riche et qui ne sont pas montrées sous un jour sympathique. La réalisatrice s’inscrit dans le courant actuellement dominant en Algérie, la dénonciation des profiteurs du régime, qui doivent évidemment leur richesse à la corruption. A quoi le film oppose compétence, mérite, travail. Ce serait encore un des atouts qui jouent en sa faveur, en ces temps de « transition démocratique » où il importe de condamner tous ceux dont la fortune et le pouvoir sont notoirement mal acquis. Pour autant la réalisatrice se garde bien d’insister sur ce qui aurait pu être une dénonciation précise et assumée. Elle dit s’être gardée de toute violence et de toute véhémence, ce qui peut paraître étonnant puisque ces traits ont au contraire caractérisé le contexte historique de son film, la tristement célèbre « décennie noire ». Raison pour laquelle la fin du film peut paraître escamotée. On voit bien qu’il s’agit de montrer le moins de sang possible et surtout pas d’entrer dans les rangs du cinéma « gore » en laissant l’horreur surgir. C’est un choix délibéré en faveur de la réconciliation.
Denise Brahimi
Sortie le 8 octobre du Film Papicha. A surveiller dans vos salles préférées.
- le 26 octobre à 15 h à Lyon, Maison des Passages 44 rue Saint-Georges 69005 Lyon, En Algérie, en Poésies par la Compagnie Novecento, Nadia Larbiouène sera accompagnée par la mandole de Nacer Hamzaoui. au programme Kateb Yacine, Jean Senac, Zineb Laouedj, Albert Camus…
Merci pour votre travail et l’ information que vous donne sur les livres dont le theme es l’Algerie
Merci a Denise et tout l’ equipe
Ximena du Chili
Bonjour,
J’apprécie cet agenda qui informe sur les nouveautés culturelles sur le Maghreb
Je propose de rajouter une rubrique sur le tourisme au Maghreb
C’est le cas de notre agence associative de promotion des cultures et du voyage (association 1901)
Je vous invite à consulter notre site https://www.apcv.org
Je reste à l’écoute pour de plus amples informations
Amicales salutations
RAS
Merci pour votre lettre fort intéressante, Denise et Michel. Joël Arlin de Saint Etienne, professeur au collège St Louis. Auteur de 2 ouvrages: “Dieu de ma vie” Editions Persée et “Le grand chemin” Editions Peuple Libre. Mon itinéraire spirituel décrit dans ces ouvrages est celui d’un homme en marche qui essaie d’être un soufi passionné de mystique, de dialogue inter-religieux et interculturel. Je suis aussi pour l’enseignement du fait religieux à l’école à la suite du rapport Debray, seul vrai rempart au fanatisme et à l’obscurantisme. Amitiés Joël Arlin Ps: j’étais au colloque à St Etienne il y a 3 mois.