Point de vue de Denise Brahimi sur le livre “L’effacement” de Samir Toumi
Samir Toumi, L’effacement, Barzakh, 2016
Après le succès de son premier roman, Alger, le cri (2016), Samir Toumi persiste et signe, et malgré les on-dit selon lesquels un deuxième livre est souvent plus difficile à réussir que le premier, on voudrait rassurer les lecteurs : si pari il y a, il est gagné, et malgré l’abstraction apparente du titre, il est aussi facile à lire que riche de toutes les réflexions qu’il suggère. Il n’y a que du bonheur à suivre le malheureux héros narrateur de ce récit dont on fait la connaissance le jour de ses quarante-quatre ans pour le quitter un peu plus tard en piteux état, c’est le moins qu’on puisse dire. Amateurs de « happy end » s’abstenir, et pourtant on suit ce court récit avec passion, soutenu par la drôlerie qui est un de ses atouts même si ce n’est pas le seul, évidemment. Comment peut-on en dire autant sur un pays et ses habitants avec tant de retenue et si peu d’effets apparents ? Il faut se contenter d’énumérer tout ce qu’on apprend à sa lecture, sur des sujets qui comme on va voir ne sont pas des moindres.
En suivant l’ordre du livre, ce qu’on trouve d’abord est une peinture d’un intérêt documentaire certain sur le mode de vie de la Nomenklatura algérienne : on sait que ce mot d’origine russe désigne la supposée élite politique et sociale disposant sans réserve ni modération de tous les privilèges et avantages du régime ; le prétexte en est son appartenance au Parti qui revendique d’avoir fait, quelques décennies auparavant, la guerre et la révolution. Hors d’Algérie, cet état de fait reste finalement assez peu connu, en Algérie, il l’est beaucoup plus, mais sans les détails très concrets ni la force des évocations romanesques qu’on trouve dans L’effacement. Pour ceux qui savent ce qu’il en a été dans la Russie soviétique jusqu’à ce qu’elle perde cette appellation, nombreux seront les rapprochements. Mais naturellement, les aspects nationaux ont leur saveur et Samir Toumi ne les a pas ratés.
Une des originalités de son livre est que la satire n’est pas faite du dehors, mais au contraire par un garçon né dans une de ces familles ô combien privilégiées —narrateur évidemment relayé par l’auteur lui-même qui ne manque pas de choses à dire sur le sujet. Cette substitution de l’auteur au narrateur (invisible, c’est une des formes d’effacement dont il est question dans le titre !) joue aussi pour l’autre aspect du livre qui apparaît dès ce premier moment et qui ne cessera de s’amplifier jusqu’à sa fin drolatique et tragique : le complexe d’Oedipe impossible à résoudre dont souffre le fils à l’égard de son père qui fut un des brillants héros de la Révolution. Ledit complexe est devenu aujourd’hui une des bases incontournables de toute psychologie sans même parler de psychanalyse, mais Samir Toumi déplace le centre des réflexions qui en découlent sur la ou les pathologies provoquées par sa non résolution. Et il se met ou il met ses lecteurs face à un cas où cette résolution est particulièrement difficile voire impossible du fait de la glorieuse aura dont bénéficie le père rendu intouchable par son statut de héros national. On aura compris qu’à travers ce personnage, Samir Toumi s’attaque à un problème collectif et générationnel : l’Algérie d’aujourd’hui est peuplée d’hommes rendus malades par la gloire de leurs pères proclamée ad nauseam (jusqu’à la nausée : on verra plus loin l’importance du mot ! ) car elle est à peu près l’unique fondement de l’idéologie nationale ; les fils ne peuvent essayer de se débattre contre un tel poids sans commettre le parjure suprême et violer un interdit majeur auquel ils n’ont rien à opposer. Aucun moyen pour eux d’accéder au statut de personnes, ce qui signifierait, sans jouer sur les mots, le droit de reconnaître et de faire reconnaître leur personnalité. Les voilà bien les hommes sans visage, qui ne sauraient être mieux définis que par le mot « effacement ».
Samir Toumi ne manque pas de référence littéraire pour traiter cet aspect que son pays a hypertrophié. Une sorte de mépris de soi et de sa propre insignifiance est à l’origine du mot qu’il reprend à Sartre et dont il fait usage à mainte reprise : la nausée— telle est l’expérience existentielle de son malheureux héros. Rejet de soi-même reporté sur le corps, désir de disparaître et de confirmer la disparition observée dans le miroir, voilà ce qu’éprouve la narrateur avant même que sa raison ne vacille (et il semble bien que ce soit définitivement). Pendant la première partie du récit, on soupçonne que ce mépris du corps est lié à une absence de sexualité, qu’il en soit la cause ou qu’il en soit l’effet—les psy ne manqueraient pas de parler de castration ! Cette impression est largement confirmée par la deuxième partie intitulée « Oran » qui raconte un séjour, malheureusement trop bref, du narrateur dans cette ville. C’est la découverte d’un état de grâce, où l’on voit que le corps est autorisé à s’épanouir, ce qui ne veut pas forcément dire une sexualité dévorante mais aussi bien une gourmandise (Ah ! les délices de la « calentica » oranaise !)
Samir Toumi n’ayant rien d’un auteur simpliste, il n’imagine évidemment pas que cette expérience euphorisante puisse avoir des effets durables. Ce serait trop simple, trop beau pour être vrai ! Le moment vient assez vite de ce qu’on suppose être de la culpabilité inconsciente et en tout cas du retour à Alger. Mais cet épisode oranais, très amusant et vivement conté, est aussi l’occasion pour l’auteur d’un de ces diptyques, Alger vs Oran, dont Kateb Yacine avait donné le modèle à propos de Constantine et Bône (les noms de l’époque) dans Nedjma. Et pour ce qui est de sa signification, on ne peut manquer d’y voir une insistance sur l’importance du corps dans la recherche d’un équilibre personnel, ou si l’on prend les choses en sens inverse, sur le dérapage vers la folie que la maltraitance du corps induit.
Sur ce dérapage funeste, la fin du livre ne laisse aucun doute. Le malheureux héros devient fou à lier et à enfermer, notamment à cause de ses accès de violence. Totalement délirant, il se croit victime d’un complot auquel participeraient à peu près tous les membres de son entourage et ne reconnaît comme seul interlocuteur que son père ou plutôt le fantôme de son père qu’il croit encore vivant.
Le retour au père fait que le livre est construit en boucle : père vivant qui écrase et « efface » le fils dans la première partie, père mort qui n’en est que plus obsédant voire dévorant dans la dernière. On ne peut manquer d’y voir le signe que pour Samir Toumi, c’est le culte délirant des pères qui est la cause principale du malheur vécu par nombre d’Algériens d’aujourd’hui. Comme le disait si bien Kateb Yacine, « les ancêtres redoublent de férocité ».
Denise BRAHIMI